— Ma première question, Betteredge, sera celle-ci : étais-je gris le soir du jour de naissance de Rachel ?
— Vous gris ! s’écria le vieillard. Quand votre principal défaut, monsieur Franklin, est de ne boire qu’à dîner, et de ne prendre jamais même une goutte de liqueur après le repas !
— Mais cette soirée-là, c’était une occasion toute particulière ; j’aurais pu sortir de mes habitudes, seulement pour cette nuit-là. »
Betteredge réfléchit un instant :
« Vous étiez, en effet, un peu en dehors de vos habitudes ; monsieur, mais je vais vous dire comment. Vous paraissiez fort souffrant, et nous vous conseillâmes de prendre un peu de brandy dans de l’eau pour vous aider à vous remettre.
— Je ne suis pas accoutumé à l’eau-de-vie ; peut-être que…
— Je savais que vous ne l’étiez pas, monsieur Franklin ; aussi ne vous ai-je versé qu’un demi-verre de notre vieux cognac qui a cinquante ans de bouteille, et (quelle pitié !) j’ai noyé cette noble liqueur dans un grand verre d’eau. Un enfant n’eût pu en être troublé, à plus forte raison, un homme fait ! »
Je savais que je pouvais compter sur sa mémoire pour un fait de ce genre ; il était donc inadmissible que je me fusse grisé. Je lui posai ma seconde question :
« Vous m’aviez toujours suivi depuis mon enfance, avant qu’on m’envoyât à l’étranger, mon vieil ami. Dites-moi franchement si vous avez jamais remarqué quelque étrangeté en moi pendant mon sommeil ? N’ai-je jamais été sujet au somnambulisme ? »
Betteredge s’arrêta, me regarda un instant, puis secoua la tête et reprit sa marche.
« Je vois où vous voulez en venir, monsieur Franklin, dit-il ; vous cherchez à expliquer que vous êtes allé vous frotter à cette maudite peinture sans avoir conscience de vos actes. Mais cela ne se peut pas, et nous restons à cent lieues de la vérité. Marcher tout endormi ? Vous n’avez fait pareille chose de votre vie !
Je sentis cette fois encore que Betteredge devait être dans le vrai ; je n’avais jamais vécu dans la solitude ni en Angle-