de la maison. Nous n’étions pas encore au bas de l’escalier, quand Betteredge m’a arrêté devant la porte qui conduit à son logement particulier.
« Pourrais-je vous dire deux mots en tête-à-tête ? » m’a-t-il demandé à voix basse.
J’ai consenti, naturellement. M. Blake est allé m’attendre dans le jardin, et je suis entré chez Betteredge, présumant qu’il allait me demander de nouvelles concessions, comme je lui en avais fait déjà au sujet de la tenture usée et de l’aile de Cupidon.
À ma grande surprise, au lieu de cela, Betteredge, avec l’air d’un homme qui se prépare à une conversation confidentielle, a mis la main sur mon bras et m’a posé cette incompréhensible question :
« Monsieur Jennings, connaissez-vous Robinson Crusoé ? »
J’ai répondu que je m’en souvenais comme d’une de mes lectures d’enfance.
« Vous ne l’avez jamais relu depuis ? a demandé Betteredge.
— Non, jamais. »
Il a reculé de quelques pas, et m’a considéré avec un mélange de compassion, de curiosité et de stupeur.
« Il n’a jamais relu Robinson Crusoé depuis son enfance ! répétait Betteredge en lui-même, sans s’adresser à moi. Voyons un peu quel effet lui produira maintenant cet admirable livre ! »
Il a alors ouvert un placard et en a tiré un livre usé à tous les coins, et exhalant une forte odeur de vieux tabac. Après avoir trouvé le passage qu’il cherchait, il m’a fait signe d’approcher, et toujours d’un ton mystérieux :
« J’en reviens à ces manigances entre vous, le laudanum et M. Franklin, monsieur, s’est-il mis à dire ; pendant que les ouvriers sont dans la maison, mon devoir de serviteur a le pas sur mes convictions d’homme privé ; lorsque les ouvriers ont quitté leurs travaux, l’individualité reprend ses droits ; tout ceci est très-bien. La nuit dernière, monsieur Jennings, je songeais que votre entreprise médicale ne pourrait que très-mal finir ; si j’avais obéi à mon inspiration intérieure, j’eusse enlevé tous les meubles de mes propres mains, et renvoyé les ouvriers dès le lendemain matin.