Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 2.djvu/32

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votre intelligence, et venez à mon aide. Dites comment se fait-il que par moments mes projets de mariage m’apparaissent comme dans un rêve ? Pourquoi sens-je alors que mon vrai bonheur consiste à secourir de mes conseils nos chères dames, à poursuivre humblement le cours de mes utiles travaux et à prononcer quelques paroles émues, lorsque j’y suis appelé ? Qu’ai-je besoin d’une position, puisque j’en possède une ? Pourquoi désirer une fortune ? J’ai de quoi subvenir à ma modeste nourriture, payer mon petit loyer et acheter deux vêtements par an. Qu’avais-je donc affaire de miss Verinder ? Elle m’a dit de sa propre bouche (mais cela entre nous) qu’elle en aimait un autre et que son seul espoir en m’épousant était de bannir cette affection de sa pensée. Quelle affreuse union je me préparais là ! Telles ont été mes réflexions, miss Clack, pendant que je faisais la route de Brighton ; je m’approchais de Rachel avec la crainte d’un criminel qui va entendre prononcer sa sentence. J’apprends qu’elle a aussi changé d’avis ; elle me propose de rompre notre engagement, et j’éprouve alors (je n’en puis plus douter) un immense soulagement. Il y a un mois, je la tenais avec délices dans mes bras ; tout à l’heure, en apprenant que je ne la serrerais plus jamais sur mon cœur, j’éprouvais un enivrement plus grand encore. Certes la chose paraît impossible, et pourtant elle est ! Les faits sont là pour affirmer tout ce que je viens de vous confier et ce que je vous disais lorsque nous nous assîmes : j’ai perdu une charmante femme, une excellente position et une belle fortune ; et pourtant je m’y résigne sans effort. Pouvez-vous m’éclairer sur cette bizarrerie, mon amie ? Elle dépasse les limites de ma compréhension naturelle. »

Sa belle tête s’inclina sur sa poitrine, comme s’il désespérait de déchiffrer cette énigme.

J’étais profondément touchée. Le cas, pour m’exprimer comme le ferait un médecin du corps, me semblait parfaitement clair. Il n’est pas rare — et nous avons tous pu le constater — que les gens doués de facultés exceptionnelles soient abaissés au niveau des personnes les plus dénuées de ces dons. Sans doute la Providence l’ordonne ainsi, dans ses sages desseins, afin de confondre l’orgueil humain en lui montrant que sa main peut retirer ce qu’elle a accordé. C’é-