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« Quelle heureuse surprise, monsieur ! dit M. Ablewhite, s’adressant avec sa menteuse politesse à M. Bruff. Lorsque j’ai quitté hier votre bureau, je n’espérais pas avoir l’honneur de vous voir aujourd’hui à Brighton.

— J’ai réfléchi sur notre conversation depuis lors, répondit M. Bruff, et il m’est venu la pensée que je pourrais être utile dans l’occasion présente. Je n’ai eu juste que le temps de prendre le train, et n’ai jamais pu découvrir celui des wagons dans lequel vous voyagiez. »

Cette explication donnée, il s’assit auprès de Rachel. Je m’effaçai modestement dans un coin, avec miss Jane Stamper posée sur mes genoux, en cas de besoin ; ma tante resta à la fenêtre, s’éventant tranquillement comme toujours. M. Ablewhite se tint au milieu de la pièce ; son crâne chauve avait une teinte plus rose que de coutume. Il s’adressa à sa nièce du ton le plus affectueux.

« Rachel, ma chère, dit-il, j’ai appris par Godfrey des nouvelles bien étranges, et je viens ici vous en demander quelque explication. Vous avez un petit salon particulier dans la maison, vous plairait-il que nous nous y rendions ? »

Rachel ne bougea pas. Soit qu’elle fût décidée à provoquer un éclat, soit qu’elle obéît à certains signes de M. Bruff, toujours est-il qu’elle refusa à M. Ablewhite le plaisir de la conduire dans son petit salon.

« Tout ce que vous avez à me dire, répondit-elle, vous pouvez le dire ici en présence de ma famille et, ajouta-t-elle en désignant M. Bruff, du plus ancien comme du plus fidèle ami de ma mère.

— Comme il vous plaira, ma chère ! » fit l’aimable M. Ablewhite.

Il prit une chaise ; chacun regarda sa figure, comme si l’on pouvait lire la vérité sur le visage d’un homme qui a passé soixante-dix ans à l’école du monde ! Moi, je regardai le sommet de son crâne chauve, ayant remarqué en d’autres occasions que son humeur se manifestait à cette place.

« Il y a quelques semaines, continua-t-il, mon fils m’apprit que miss Verinder lui avait fait l’honneur de lui promettre sa main. Serait-il possible, Rachel, qu’il se fût fait illusion, ou qu’il eût mal compris votre pensée ?

— Nullement, répondit-elle ; je m’étais engagée à l’épouser.