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Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 2.djvu/153

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LE SEUR.


soi-même. Cet ami n’est pas un homme que l’on aime, que l’on préfère aux autres hommes ; c’est un être à part, et à qui rien ne ressemble : ce ne sont ni ses qualités, ni ses vertus, qu’on aime en lui, puisqu’un autre aurait pu les avoir et qu'on ne l’aurait pas aimé de même ; c’est lui qu’on aime, et parce que c’est lui. Ceux qui n’ont point goûté ce sentiment peuvent seuls nier qu’il existe ; il faut les plaindre.

On doit surtout n’être pas étonné que les deux savants français en aient donné un exemple si touchant. En effet, où cette amitié pourrait-elle exister plus naturellement qu’entre deux hommes vertueux et sensibles, à qui leur état faisait un devoir sacré de renoncera tout autre sentiment ? Dès l’instant où ils se furent rencontrés à Rome, tout fut commun entre eux : peines, plaisirs, travaux, la gloire même, celui de tous les biens peut-être qu’il est plus rare que deux hommes aient partagé de bonne foi. Cependant, chacun d’eux publia à part quelques morceaux, mais peu importants, et qui, selon le jugement de celui à qui ils appartenaient, n’auraient pas mérité de paraître avec le nom de son ami. Ils voulurent qu’il y eût dans les places qu’ils occupaient une égalité parfaite : si l’un des deux obtenait une distinction, il ne songeait plus qu’à procurer à son ami une distinction égale. Un jour, dans un besoin d’argent, le père Le Seur s’adressa à un autre qu’à son ami. Le père Jaquier lui en fit des reproches : Je savais que vous n’en aviez pas, lui dit le père Le Seur, et vous en auriez emprunté pour moi à la même personne.