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Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 3.djvu/670

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REMARQUES


qui vit dans une société nombreuse et policée, de ne pas voir combien, dans la dépendance où il est sans cesse des autres hommes, il lui est avantageux d’être l’objet de leur enthousiasme. Mais on s’occupe plus de ce que la postérité dira de nous, que de ce qu’en disent nos contemporains. Mais on sacrifie sa vie entière à une gloire dont on ne jouira jamais ; mais on court à une mort certaine. Tel est l’effet du désir si naturel d’être estimé des autres hommes, lorsque ce désir est porté jusqu’à l’enthousiasme. Il en est de même de l’amour physique, qui n’est que le désir de jouir ; laissez l’enthousiasme en faire une passion, alors on poignarde sa maîtresse, on meurt pour elle. Le hasard peut amener des circonstances où un amant aimera mieux mourir d’une mort cruelle, que de jouir de la femme qu’il adore.

Ne pourrait-on pas dire que l’enthousiasme consiste à se représenter vivement et à la fois, toutes les jouissances que notre passion peut répandre sur un long espace de temps ; alors on jouit comme si on les réunissait toutes ; on craint, comme si un instant pouvait nous faire éprouver à la fois toutes les douleurs d’une longue vie ; et lorsque ce sentiment a épuisé toute la force de nos organes, qu’il ne nous en reste plus pour raisonner, nous ne pouvons plus nous apercevoir si ces jouissances sont impossibles.

Cet état d’espérances enivrantes est en lui-même un plaisir, et un plaisir assez grand pour préférer ces jouissances imaginaires à des plaisirs réels et présents. Car on se tromperait dans tous les rai-