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CONQUÊTE.

l'état de nature, les uns à l'égard des autres) j'ai fait tort un homme & ayant réfuſé de lui donner ſatisfation, nous en ſommes venus à l'état de guerre, dans lequel quand même je ne ferois que me défendre, je dois être regardé comme l'agreſſèur. Je fuis vaincu & ſubjugué. Ma vie eſt certainement à la merci de mon vainqueur, mais non ma femme & mes enfans, qui ne ſe ſont point mêlés de cette guerre. Je ne puis point leur faire perdre le droit qu'ils ont ſur leur vie, comme ils ne peuvent me faire perdre celui que j'ai ſur la mienne. Ma femme a ſa dot, ou ſa part à mes biens & elle ne doit pas la perdre, par ma faute. Mes enfans doivent être nourris & entretenus de mon travail & de ma ſubſiſtance. Or c'eſt ici le même cas. Un conquérant a droit de demander la réparation du dommage qu'il a reçu ; & les enfans ont droit de jouir des biens de leurs peres, pour leur ſubſiſtance & quant à la dot, ou à la part des femmes ſoit que le travail, ou leur contrat la leur ait procurée, ou aſſurée il eſt viſible que leurs maris ne peuvent la faire perdre. Que faut-il donc pratiquer en cette rencontre ? Je réponds, que la loi fondamentale de la nature voulant que tous, autant qu'il eſt poſſible, ſoient conſervés, il s'enfuit que s'il n'y a pas aſſez de bien pour ſatisfaire les prétendans, c'eſt-à-dire, pour réparer les pertes du vainqueur, & pour faire ſubſiſter les enfans, le vainqueur doit relâcher de ſon droit & n'exiger pas une entiere ſatisfaction mais laiſſer agir le droit ſeul de ceux qui ſont en état de périr, s'ils ſont privés de ce qui leur appartient.

Mais ſuppoſons que les dommages & les frais de la guerre ont été ſi grands pour le vainqueur, qu'il a été entièrement ruiné, & qu'il ne lui eſt pas reſté un ſol & que les enfans des ſubjugués ſoient dépouillés de tous les biens de leurs peres & en état de périr & d'être précipités dans le tombeau, la ſatisfaction néanmoins qui ſera due à ce conquérant, ne lui donnera que rarement droit ſur le pays qu'il a conquis. Car les dommages & les frais de la guerre montent rarement à la valeur d'une étendue conſidérable de pays, du moins dans les endroits de la terre qui font poſſédés & où rien ne demeure déſert. La perte des revenus d'un ou de deux ans (il n'arrive guere qu'elle s'étende juſqu'à quatre ou juſqu'à cinq ans) eſt la perte qu'on fait d'ordinaire. Et quant à l'argent monnoyé & à d'autres ſemblables richeffes, qui auront été conſumées ou qui auront été enlevées, elles ne ſont pas des biens de la nature, elles n'ont qu'une valeur imaginaire, la nature ne leur a pas donné celle qu'elles ont aujourd'hui. Elles ne ſont pas plus conſidérables en elles-mêmes que paroîtroient être à des Princes de l'Europe, certaines choſes de l'Amérique, que les habitans y eſtiment fort, ou que ne paroiſſoit être, du commencement, aux Américains, notre argent monnoyé. Or les revenus de cinq années ne peuvent pas balancer la valeur de la jouiſſance perpétuelle d'un pays, qui eſt habité & cultivé partout. On en tombera ſurtout facilement d'accord, ſi l'on fait abſtraction de la valeur imaginaire de l'argent monnoyé & l'on verra que la disproportion