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Page:Conrad - En marge des marées.djvu/102

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— Nom d’un chien ! murmurai-je.

Le vieux se départit un moment de son impressionnante immobilité pour tourner vers moi sa tête cavalièrement coiffée et me regarder de ses yeux noirs et ternes.

— Il le planta là, articula-t-il pesamment en se remettant à contempler le mur. Cloete n’avait pas l’intention de laisser quelqu’un, une malheureuse chose comme Stafford, se mettre en travers de son projet de rendre riches George, lui-même et le capitaine Harry, et il ne se souciait pas des conséquences. Ces gens qui s’occupent de spécialités pharmaceutiques se soucient assez peu de ce qu’ils disent ou de ce qu’ils font. Ils pensent que le monde est fait pour gober toutes les histoires qu’il leur plaît de raconter… Il reste là un moment à écouter, cela lui donne un coup d’entendre frapper du poing dans la porte et une sorte de cri de rage étouffé sortir de la cabine du capitaine. Il lui semble entendre aussi son nom, à travers cet horrible fracas, tandis que le vieux Sagamore se soulève et retombe au gré de la mer. Ce bruit et cette terrible impression le font déguerpir précipitamment de la cabine. Une fois sur la dunette il reprend ses esprits. Mais son cœur chavire un peu en présence de la sombre sauvagerie de la nuit. Il songe au risque d’être noyé avant qu’il soit longtemps. Il se penche par le capot de l’échelle. Parmi le bruit du vent et des flots qui se brisent il peut entendre la tapage de Stafford qui essaie d’enfoncer la porte en blasphémant. Il écoute et se dit : « Non. Pas moyen d’avoir confiance en lui maintenant. »

Quand il revient sur le rouf, il dit au capitaine Harry qui lui demande s’il a trouvé les choses, qu’il regrette bien, mais qu’il y a quelque chose de démoli dans la porte. Il n’a pas pu l’ouvrir, et pour vous dire franchement, dit-il, je ne tenais pas à rester davantage dans cette cabine. On entend des bruits comme si le bateau s’en allait en morceaux… » Le capitaine pense : « Il est nerveux ; il ne peut rien y avoir de démoli dans la porte. » Mais il dit : « Merci, ça va bien, ça va bien… » Toutes les mains se tendent maintenant vers le canot de sauvetage. Chacun pense à soi. Cloete se demande : vont-ils l’oublier ? Mais le fait est que M. Stafford a fait une si pauvre impression que depuis l’échouage du bateau, personne n’a fait attention à lui. Personne ne s’est occupé de savoir ce qu’il faisait ni où il était. D’ailleurs dans la nuit noire, on ne pouvait pas compter les têtes. On distingue le feu du remorqueur, avec le canot de sauvetage à la traîne, faisant route vers le navire, et le capitaine Harry demande : « Nous sommes tous là ?… » Quelqu’un