Page:Conrad - En marge des marées.djvu/107

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les rues ; l’agitation est finie. Le patron du café sort à sa rencontre dans le couloir et lui dit : « Pas par ici. Il n’est pas dans sa chambre. Nous n’avons pas pu le décider à aller se coucher, malgré tout. Il est là, dans le petit salon. Nous lui avons allumé du feu… » « Vous lui avez donné à boire aussi, dit Cloete. Je n’ai jamais dit que je me chargeais des consommations. Combien y en a-t-il ? » « Deux », dit l’autre. « C’est bon. Je peux bien faire cela pour un marin naufragé. » Cloete se met à rire de son rire drôle : « Allons donc ? Il a payé ? » Le cafetier cligne de l’œil… « Il vous a donné de l’or, n’est-ce pas ? allons, dites… » « Eh bien quoi ? s’écrie l’homme. Qu’est-ce que vous avez encore, je lui ai rendu exactement sa monnaie sur son souverain. » « C’est bon », dit Cloete. Il s’en va dans le petit salon et il voit mon Stafford les cheveux en broussaille, habillé d’une chemise et d’un pantalon du patron, les pieds nus dans des pantoufles, et assis près du feu. Quand il aperçoit Cloete, il baisse les yeux.

« Vous ne pensiez pas que nous nous retrouverions, M. Cloete », dit Stafford, doucement… Cet homme-là, quand il avait juste sa dose de boisson, — ce n’était pas un ivrogne — il vous prenait un petit air sournois et modeste. « Mais depuis que le capitaine s’est suicidé, dit-il, je suis resté assis là à repenser à tout cela. Toutes sortes de choses arrivent. Complot pour perdre le navire, tentative d’assassinat, et ce suicide. Car si ce n’était pas un suicide, M. Cloete, je sais qui eut été la victime de la plus cruelle et de la plus froide tentative d’assassinat, quelqu’un qui a souffert mille morts. Et cela fait les mille livres, dont nous avons parlé, une somme bien insignifiante. Voyez comme ce suicide est venu à propos… »

Il lève les yeux vers Cloete qui se met à sourire et se rapproche de la table.

« Vous avez tué Harry Dunbar », murmure-t-il… L’autre le regarde fixement et lui montre les dents : « Bien sûr que je l’ai tué. Je suis resté dans cette cabine pendant une heure et demie comme un rat dans une souricière… Enfermé et condamné à couler dans ce sinistre. Que la chair et le sang jugent. Naturellement je l’ai tué. Je pensais que c’était vous, vous misérable assassin, qui reveniez pour me faire mon affaire… Il ouvre la porte brusquement et dégringole sur moi ; j’avais un revolver à la main, et je l’ai tué. J’étais fou. Des gens sont devenus fous à moins. »

Cloete le regarde sans sourciller : « Ah ! Ah ! voilà votre histoire ? » et tout en parlant avec animation il secoue un peu la table. « Mainte-