Page:Conrad - En marge des marées.djvu/16

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probablement oublié l’existence. Je dois dire qu’il y avait chez lui beaucoup plus de monde que je ne m’y attendais : c’était vraiment un grand dîner.

— J’y étais invité, reprit le journaliste, mais je n’ai pu m’y rendre.

Quand êtes-vous donc arrivé de Malata ?

— Hier matin, à l’aube. J’ai fait jeter l’ancre à l’extrémité de Garden-Point, dans la baie. Je suis arrivé dans le bureau du jeune Dunster avant qu’il eût fini de dépouiller son courrier. L’avez-vous jamais vu lire ses lettres ? Je l’ai aperçu par la porte entre-bâillée. Il tient les feuilles à deux mains, remonte les épaules jusqu’à ses vilaines oreilles et rapproche son long nez de ses grosses lèvres comme une pompe aspirante. Un vrai monstre commercial enfin !

— Ici on ne le considère pas comme un monstre, répliqua le journaliste en examinant attentivement son interlocuteur.

— C’est sans doute que vous êtes habitué à sa figure, comme à beaucoup d’autres. Je ne sais pourquoi, lorsque je viens en ville, l’aspect des gens dans la rue me frappe si vivement. Ils semblent terriblement expressifs.

— Et peu agréables ?

— Non, pas toujours. L’effet est souvent frappant sans être absolument net… Je sais, vous croyez que c’est le résultat de mon existence solitaire.

— Assurément oui, je le crois. C’est très démoralisant. Vous ne voyez personne autour de vous pendant des mois. Vous menez une existence tout à fait malsaine.

L’autre eut à peine un sourire et murmura qu’en effet il s’était bien passé onze mois depuis son dernier séjour en ville.

— Vous voyez, insista le rédacteur en chef. La solitude agit comme un poison. Alors vous découvrez sur les visages des indices mystérieux et pénétrants dont un homme bien portant ne se préoccupe pas. Voilà où vous en êtes !

Geoffrey Renouard se garda bien de dire au journaliste que les indices de son visage, un visage d’ami pourtant, l’ennuyaient au moins autant que beaucoup d’autres. Il notait ces petits ravages que l’âge imprime chaque jour sur une apparence humaine. Tout cela l’émouvait et l’inquiétait, comme le signe d’un horrible travail intérieur, terriblement visible pour un œil comme le sien, accoutumé à la solitude de Malata, où il s’était établi après cinq ans d’explorations et d’aventures.