Page:Conrad - En marge des marées.djvu/17

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— C’est un fait que lorsque je suis chez moi, à Malata, je ne vois vraiment personne. Je ne fais pas attention aux « boys » de la plantation.

— Nous, ici, nous ne faisons pas attention aux gens dans les rues. Voilà qui est raisonnable !

Le visiteur ne répondit rien, afin d’éviter une discussion. Ce qu’il était venu chercher au bureau de la rédaction, ce n’était pas de la controverse, mais un renseignement. Il hésitait à aborder son sujet. La vie solitaire donne à l’homme une réserve à l’égard de tout commérage, surtout dans ses rapports avec les gens pour qui médire de son prochain est l’emploi le plus habituel de la langue.

— Vous êtes très occupé ? dit-il.

Le rédacteur, qui était en train de marquer au crayon rouge une grande bande de papier imprimé, jeta son crayon en disant :

— Non, j’ai fini. Carnet mondain ! Ce bureau-ci est un endroit où l’on sait tout sur tout le monde, sur ceux qui comptent et ceux même qui ne comptent pas. Il passe ici des gens bizarres, des vagabonds de toutes sortes, de l’intérieur, du Pacifique. Mais à propos, l’autre jour, la dernière fois que vous étiez ici, vous avez ramassé un de ces pauvres diables pour en faire votre assistant, n’est-ce pas ?

— J’ai pris un assistant uniquement pour faire cesser vos sermons sur le danger de la solitude, répondit rapidement Renouard. Et le journaliste se mit à rire devant cette intonation un peu rancunière. Si peu bruyant que fût son rire, sa personne replète en était secouée. Il était parfaitement persuadé que son jeune ami s’était rangé à son avis sans croire tout à fait à sa sagesse ou à sa sagacité. C’était pourtant lui qui avait, des premiers, aidé Renouard dans ses desseins d’exploitation : cinq années d’aventures scientifiques, de travaux, de dangers et de ténacité, le tout conduit avec une rare valeur, et qu’un gouvernement économe avait si modestement récompensé par la concession de l’île de Malata.

Encore cette récompense n’avait-elle été due qu’à l’éloquence du journaliste, par la parole et par la plume : il disposait d’une certaine influence dans la ville. Incertain du degré d’affection que Renouard pouvait avoir pour lui, il n’éprouvait pas lui-même une grande sympathie pour certains côtés de cette nature qu’il ne pouvait démêler. Pourtant il sentait confusément que c’était là sa personnalité véritable, — et peut-être absurde. Ainsi, par exemple, dans le cas de cet assistant, Renouard s’était incliné devant les arguments de son ami et protecteur,