Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/136

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du fleuve ; je la priai de s’en aller à l’arrière, et naturellement, elle ne tint aucun compte de mes paroles. Alors Charley, qui avait fort à faire avec la timonerie, lui cria de sa plus grosse voix : — « Sortez du gaillard d’avant, Maggie ; vous gênez la manœuvre. » Pour toute réponse, elle lui adressa une grimace, et je vis mon pauvre frère se détourner pour dissimuler un sourire. Elle était rouge d’émotion de revoir son pays, et ses yeux semblaient lancer des étincelles électriques, tandis qu’elle regardait le fleuve. Un charbonnier vint virer devant nous et notre remorqueur n’eut que le temps de stopper pour éviter de lui entrer en plein dedans.

En un instant, comme il arrive toujours, tous les bateaux du bief parurent s’emmêler en une inextricable confusion. Une goélette et une quaiche s’offrirent une petite collision juste au milieu du chenal. C’était un spectacle intéressant, et notre remorqueur restait immobile. Tout autre navire que la brute aurait consenti à courir droit sur son erre pendant deux minutes, mais allez donc lui demander cela ! Son élan soudain brisé, elle partit à la dérive, et entraîna son remorqueur. À un quart de mille plus bas, j’aperçus un groupe de caboteurs à l’ancre, et je jugeai bon d’avertir le pilote : — « Si vous la laissez descendre jusque là-bas », lui dis-je tranquillement, « elle va réduire en miettes quelques-uns de ces bateaux, sans que nous puissions la retenir. »

— « Comme si je ne la connaissais pas ! » s’écria-t-il en tapant du pied avec une véritable fureur. Et il se mit à faire signe au remorqueur de nous redresser au plus vite. Il sifflait comme un possédé en agitant le bras vers bâbord et nous vîmes le mécanicien du remorqueur remettre sa machine en marche. Les pales battaient l’eau, mais c’est comme si on avait tiré sur un roc ; le petit vapeur ne pouvait faire bouger d’un pouce notre maudit navire. Le pilote se remit à siffler et à