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Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/224

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— Voici votre fusil, colonel Féraud ; je marche plus facilement que vous.

Féraud fit un signe de tête approbatif et se fraya un chemin jusqu’à la chaleur. Pour agir moins brutalement, le colonel d’Hubert ne mit pas moins d’énergie à se faire une place au premier rang. Ceux qu’ils coudoyaient accueillirent par un faible vivat le retour des deux indomptables compagnons d’activité et d’endurance. Ces qualités viriles n’avaient peut-être jamais obtenu tribut plus haut que ces pauvres acclamations.

Telle est la relation fidèle des phrases échangées, pendant la retraite de Russie, entre les colonels d’Hubert et Féraud. La taciturnité de Féraud était la marque d’une fureur concentrée. Court, velu, le visage noir de crasse et d’une poussée de rude barbe, une main gelée en écharpe et enveloppée d’ignobles chiffons, il accusait le sort d’une perfidie sans pareille à l’égard de l’homme sublime du destin. D’Hubert, ses longues moustaches pendant en glaçons de chaque côté de ses lèvres bleuies et fendues, les paupières enflammées par l’éclat des neiges, portait, comme principale pièce de costume, une peau de mouton, péniblement arrachée au cadavre d’un traînard gelé dans une charrette abandonnée ; il considérait les événements avec plus de sérénité. Son beau visage aux traits réguliers se dissimulait à demi sous une capote de femme en velours noir, par-dessus laquelle il faisait entrer à force un bicorne ramassé sous les roues d’un fourgon militaire qui devait avoir contenu le bagage d’un officier général. Trop courte pour un homme de sa taille, la peau de mouton finissait très haut, et laissait voir, à travers les loques de son pantalon, la peau bleuie de ses jambes. Ce spectacle ne provoquait, d’ailleurs, ni raillerie ni pitié. Nul ne se préoccupait de la mine ou des misères de son voisin. Quant à d’Hubert, il était endurci à la peine, mais son amour-propre souffrait fort de l’indécence lamentable de son costume. On