Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/248

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discrétion. Ils avaient établi leur quartier général là-bas dans ce village, où les maudits croquants — le diable emporte leurs cœurs de damnés royalistes — regardaient de travers trois militaires modestes. Pour le moment, il ne pouvait que demander le nom de deux amis du général d’Hubert.

— Deux amis ? fit avec stupeur le général, tout désorienté. J’habite chez mon beau-frère, là-bas.

— Eh bien, celui-là fera l’affaire, fit le vétéran mutilé.

— Nous sommes les amis du général Féraud, intervint l’autre, qui avait jusque-là gardé le silence, et se contentait de dévorer du regard de son œil unique l’homme qui n’avait jamais aimé l’Empereur.

C’était un spectacle qui en valait la peine. Car même les Judas brodés d’or, qui l’avaient vendu aux Anglais, les maréchaux et les princes l’avaient aimé un jour ou l’autre. Mais cet homme-là n’avait jamais aimé l’Empereur, le général Féraud l’affirmait péremptoirement.

Le général d’Hubert ressentit un coup dans la poitrine. Pendant une imperceptible fraction de seconde, il lui sembla que le mouvement de la terre était devenu perceptible, sous forme d’un frémissement subtil et terrible dans l’immobilité éternelle des espaces. Mais le bruit de sang se tut presque aussitôt dans ses oreilles. Il murmura involontairement :

— Féraud... ; j’avais oublié son existence.

— Il existe pourtant, bien qu’assez mal en point, à vrai dire, dans l’infâme auberge de ce nid de sauvages, fit sèchement le cuirassier borgne. Nous sommes arrivés tout à l’heure dans votre pays sur des chevaux de poste. Il attend notre retour avec impatience. Nous sommes pressés, vous savez. Le général a contrevenu aux ordres ministériels pour vous demander la satisfaction à laquelle lui donnent droit les lois de l’honneur, et naturellement il a envie de finir la chose avant que la gendarmerie ne soit à ses trousses.