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Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/249

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L’autre élucida un peu mieux la question :

— Revenir en douce, comprenez-vous ? Fuitt... Ni vu, ni connu. Nous avons pris la poudre d’escampette, nous aussi. Votre ami le roi serait heureux de nous supprimer notre maigre pitance sous le premier prétexte venu. C’est un risque. Mais l’honneur avant tout.

D’Hubert avait retrouvé la parole.

— Alors, vous venez comme cela, sur cette route, pour m’inviter à me couper la gorge avec ce... ce... Un rire de fureur le secoua : Ha ! Ha ! Ha !

Les poings sur les hanches, il riait sans arrêt, devant ces hommes efflanqués, qui se tenaient tout droits, comme s’ils eussent été lancés par un ressort à travers une trappe. Maîtres de l’Europe, vingt-quatre mois plus tôt, ils prenaient déjà la mine de fantômes antédiluviens, et paraissaient moins consistants, dans leurs capotes fanées, que leurs ombres étriquées, toutes noires sur la route blanche. Ombres militaires et grotesques de vingt ans de guerres et de conquêtes. Ils avaient l’aspect étrange de deux bonzes imperturbables de la religion du sabre. Et le général d’Hubert, l’un des anciens maîtres de l’Europe aussi, riait de ces fossiles solennels, dressés sur son chemin.

L’un d’eux fit, en désignant le général d’un hochement de tête :

— Voilà un joyeux compagnon.

— Il y en a parmi nous qui n’ont plus souri, depuis le jour où l’Autre est parti, remarqua son camarade.

Une violente envie de sauter sur ces deux spectres irréels et de les abattre épouvanta le général d’Hubert. Il cessa brusquement de rire. Tout son désir était maintenant d’en finir avec ces hommes, de les soustraire à sa vue, avant de perdre tout empire sur lui-même. Il s’étonna de la fureur qu’il sentait monter dans sa poitrine. Mais il n’avait pas, pour le moment, le temps d’analyser ses sensations : —