Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/281

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grosse moustache militaire. Quand il éprouvait un besoin de distractions, Naples était tout près, avec sa vie, son mouvement, son animation.

— Il faut un peu de plaisir pour se bien porter, disait-il ; des mimes et des joueurs de flûte, en somme. Seulement, à l’inverse des grands de l’ancienne Rome, il n’avait aucune affaire d’État pour l’arracher à ces sages délices. Il n’avait pas d’affaires du tout. Sans doute, n’avait-il, de sa vie, jamais eu d’affaires sérieuses à régler. Il menait une existence douce, avec des joies et des chagrins réglés par le cours de la Nature : mariages, naissances, morts, réglés par les usages de la bonne société, et protégés par l’État.

Il était veuf, mais pendant les mois de juillet et d’août, il se risquait à franchir les Alpes pour faire un séjour de six semaines chez sa fille mariée. Il me dit son nom : c’était celui d’une famille très aristocratique. Elle possédait un château en Bohême, je crois. C’était là le détail le plus précis que je pus obtenir sur la nationalité du comte. Il est étrange qu’il ne m’ait jamais dit son nom. Peut-être pensait-il que je l’avais lu sur la liste des pensionnaires de l’hôtel. A vrai dire, je n’avais jamais eu cette curiosité. En tout cas c’était un bon Européen, — il parlait quatre langues, à ma connaissance, — et un homme bien pourvu. Il ne possédait pourtant pas une grosse fortune. Être excessivement riche eût été évidemment pour lui une sorte d’inconvenance, une chose outrée et voyante. Manifestement aussi, il n’avait pas fait lui-même sa fortune. On n’acquiert pas une fortune sans une certaine âpreté. C’est affaire de tempérament. Sa nature était trop polie pour la lutte. Dans le courant de la conversation, il fit un jour une allusion toute fortuite à sa propriété, à propos de cette douloureuse et inquiétante affection rhumatismale. Il avait imprudemment prolongé une fois son séjour au nord des Alpes jusqu’à la mi-septembre, et