Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/289

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— J’abaissai les mains, fit-il, mais je ne les mis pas dans mes poches. Je sentis une pression, là...

Il mettait le bout de son doigt sur la pointe du sternum, à l’endroit précis du corps que choisissent les gentlemen du Japon pour commencer l’opération du hara-kiri, forme de suicide que commande le déshonneur ou tout outrage irréparable à des sentiments délicats.

— Je regarde, poursuivit le Comte d’une voix apeurée, et qu’est-ce que je vois ?... Un poignard ! un long poignard !

— Vous n’allez pas prétendre, m’écriai-je avec stupeur, que vous ayez été ainsi assailli dans la Villa, à dix heures et demie et à vingt pas d’une foule !

Il hocha la tête à diverses reprises en me regardant avec des yeux très grands.

— La clarinette achevait son solo, affirma-t-il solennellement, et je vous assure que j’entendais la moindre note. L’orchestre attaquait un fortissimo, et l’individu, roulant des yeux et grinçant des dents, sifflait avec un accent d’affreuse férocité : « Taisez-vous ! Pas de bruit, ou... »

Je ne revenais pas de mon étonnement.

— Quelle espèce de poignard était-ce ? demandai-je stupidement.

— Une longue lame. Un stiletto. Peut-être un couteau de cuisine. Une longue lame étroite. Elle luisait. Et ses yeux brillaient aussi, comme ses dents blanches. Je les voyais. Il avait une mine féroce. Je me dis : « Si je le frappe, il va me tuer ! Comment lutter dans ces conditions ? Il avait son couteau et j’étais sans arme. J’ai près de soixante-dix ans, vous savez, et c’était un jeune homme. Il me sembla même le reconnaître. Le jeune homme maussade du café, celui que j’avais croisé dans la foule. Je n’en étais pas certain, cependant. Il y a tant de gens comme cela, dans ce pays. » La