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Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/290

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détresse de cette minute se reflétait encore sur le visage du vieillard. Évidemment, il devait avoir été paralysé par la stupeur. Mais ses pensées restaient extrêmement actives et envisageaient toutes les possibilités atroces. L’idée lui vint de lancer un vigoureux appel. Il n’en fit rien, cependant, et la raison de son abstention me donna une bonne idée de sa lucidité. Il comprit en un clin d’œil que rien n’empêchait l’autre de crier aussi.

— Ce jeune homme aurait pu jeter son poignard et prétendre que c’était moi l’agresseur. Pourquoi pas ? Il aurait pu affirmer que je l’avais attaqué. Pourquoi pas ? C’était une réponse incroyable à une histoire impossible. Il aurait pu dire n’importe quoi, lancer contre moi une accusation infamante, que sais-je ? A juger de son costume, ce n’était pas un bandit ordinaire. Il semblait appartenir à la meilleure société. Qu’aurais-je dit ? Il était Italien, je suis étranger. Évidemment, j’ai mon passeport et me serais adressé à mon consul... Mais être arrêté la nuit et traîné au poste de police comme un criminel...

Il frémissait. Il était dans sa nature de reculer devant le scandale plus que devant la mort. Et certainement, pour bien des gens, une telle histoire serait toujours — étant donné certaines particularités des mœurs napolitaines — bien sujette à caution. Le Comte n’était pas un imbécile. Sa foi dans la respectabilité placide de la vie ayant subi cette rude secousse, il croyait tout possible à l’avenir. L’idée lui traversa en même temps la tête que ce jeune homme pouvait n’être qu’un fou furieux.

Cette supposition commença à éclairer pour moi son attitude en cette circonstance. Son excessive délicatesse de sentiments lui suggérait que la frénésie d’un énergumène ne saurait causer de blessure d’amour-propre. Pourtant cette consolation devait lui être refusée. Il insistait sur la façon sauvage et abominable dont le