Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/296

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une boîte de cigarettes, et poussé par une curiosité apeurée, demanda, avec autant de calme qu’il le put :

— Dites-moi donc, Pasquale, qui est ce jeune homme assis là ?

L’autre se pencha, d’un air mystérieux, par-dessus la table :

— Ce jeune homme, Signor Conte, répondit-il en arrangeant activement et sans lever les yeux de ses articles, ce jeune homme est un Cavalière d’une très bonne famille de Bari. Il étudie à l’Université, et c’est le chef, — capo, — d’une association de jeunes gens, — de très gentils jeunes gens...

Il s’arrêta, et avec un mélange de discrétion et d’orgueilleuse expérience, souffla le mot explicatif de « Camorra » avant d’abaisser son couvercle. — Une Camorra très puissante, murmura-t-il. Les professeurs eux-mêmes la respectent fort... Una lira e cinquenti centesimi, Signor Conte...

Notre ami paya de sa pièce d’or. Tandis que Pasquale lui rendait sa monnaie, il vit que le jeune homme sur lequel il venait de tant apprendre en si peu de mots surveillait l’opération du coin de l’œil. Après que le vieux vagabond se fut éloigné en saluant, le Comte régla le garçon et resta immobile. Un engourdissement l’accablait.

Le jeune homme paya aussi, se leva et traversa la salle avec l’intention apparente de se mirer dans la glace encastrée dans le pilier le plus proche de la place du Comte. Il était tout en noir, avec un nœud de cravate vert sombre. Le Comte leva les yeux, et fut effrayé de voir l’autre fixer sur lui un regard oblique et cruel. Le jeune « Cavalière » de Bari, (à croire Pasquale, mais Pasquale est naturellement un menteur fieffé), continuait d’arranger sa cravate et de mettre son chapeau devant la glace, tout en parlant juste assez haut pour se