Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/297

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faire entendre du vieillard. Il parlait entre ses dents, avec l’expression du mépris le plus insultant, et sans cesser de regarder droit dans le miroir.

— Ah ! Alors vous aviez de l’or sur vous, vieux menteur, — vieux birba, vieux furfante ; allez, nous nous retrouverons.

L’infernale malice de son expression s’évanouit comme par enchantement, et il sortit tranquillement du café, le visage impassible et sombre.

Le pauvre Comte, après avoir rapporté ce dernier épisode, se renversa tout tremblant dans son fauteuil. Son front ruisselait de sueur. Il y avait, dans cet outrage prémédité, une insolence gratuite qui m’effarait comme lui. L’effet qu’il pouvait produire sur la délicatesse du Comte, je ne puis même essayer de l’imaginer. Je suis certain que, s’il n’avait été trop raffiné pour faire une chose aussi odieusement vulgaire que de mourir d’apoplexie dans un café, il aurait eu, du coup, une attaque fatale. Toute ironie à part, j’eus bien de la peine à dissimuler l’étendue de ma commisération. Il répugnait à tout sentiment excessif, et ma sympathie était sans limites. Je ne fus pas surpris d’apprendre qu’il venait de passer la semaine au lit. Il s’était levé pour prendre ses dispositions et quitter à jamais l’Italie du Sud.

Or, le pauvre homme était convaincu de ne pouvoir vivre une année sous un autre climat. Tous mes arguments restèrent sans effet. Ce n’était pas lâcheté de sa part malgré ce qu’il me dit :

— Vous ne savez pas ce que c’est qu’une Camorra, mon cher Monsieur ; je suis une victime désignée.

Il n’avait pas peur des menaces, mais sa dignité était salie par un outrage odieux. Il ne pouvait le supporter. Nul gentleman japonais blessé dans son sentiment expressif de l’honneur n’eût mené avec une plus ferme résolution les préparatifs du hara-kiri. Retourner