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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/100

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en même temps que des cris confus : – « Décrochez, décrochez ! Poussez ! Décrochez, au nom du Ciel ! Voilà l’orage qui arrive ! » Il entendit, bien au-dessus de sa tête, le faible murmure du vent, et sous ses pieds, un cri de douleur. À côté de lui, une voix perdue se mit à pester contre un émerillon. De l’avant à l’arrière, le bateau commençait à bourdonner comme une ruche en colère, et avec le même calme dont il usait pour me raconter tout cela – il était très tranquille pour l’instant, très paisible de maintien, de voix et de visage. – Jim continua, sans la moindre précaution, pour ainsi dire : – « Je butai dans ses jambes. »

« C’était sa première allusion à un mouvement quelconque de sa part. Je ne pus réprimer un grognement de surprise. Il y avait donc eu quelque chose, enfin, pour le faire bouger, mais le moment exact où ce quelque chose était survenu, la cause qui l’avait arraché à son immobilité, il ne s’en rendait pas mieux compte que l’arbre déraciné ne connaît la bourrasque qui l’a abattu. Tout cela était tombé sur lui : les bruits, les spectacles, les jambes du mort, par Jupiter ! Une main diabolique lui enfonçait dans la gorge la farce infernale ! Mais attention !… Il ne voulait pas admettre avoir fait aucun mouvement volontaire du gosier pour avaler. La façon dont il vous ensorcelait pour vous faire partager une telle illusion était extraordinaire. Je l’écoutais, comme j’aurais écouté une histoire de magie noire acharnée sur un cadavre.

– « Il roula sur le côté très doucement, et c’est la dernière chose dont je me souvienne à bord », poursuivait Jim.

– « Peu m’importait ce qu’il faisait. On aurait cru qu’il voulait se relever. Moi, naturellement, je pensais qu’il allait le faire ; je m’attendais à le voir sauter devant moi par-dessus le bastingage, pour se jeter dans le canot avec les autres. Je les entendais s’agiter en bas, et une voix qui semblait sortir d’un puits héla : – « Georges ! » puis trois voix s’élevèrent ensemble, mais elles me parvinrent séparément aux oreilles : c’étaient un bêlement, un hurlement et un grognement. Oh !… »

« Il eut un léger frisson, et je le vis se lever lentement, comme si, d’en haut, une main vigoureuse l’avait soulevé de sa chaise, par les cheveux. Lentement, toujours plus haut, de toute sa hauteur ; puis quand ses genoux se furent