raidis, la main le lâcha, et il vacilla un peu sur ses pieds. Son visage, ses mouvements, sa voix même me donnaient une si terrible impression d’immobilité silencieuse que lorsqu’il ajouta : – « Ils braillaient ! » je tendis involontairement l’oreille, pour écouter le fantôme des cris que le silence ainsi créé allait me faire entendre. « Il y avait huit cents personnes sur le bateau », fit-il, en me clouant au dossier de ma chaise avec son regard atrocement vide, « huit cents êtres vivants, et c’est le mort qu’ils appelaient, qu’ils suppliaient de descendre et de se sauver ! – « Sautez, Georges, sautez ! Oh ! Sautez ! » Je me tenais là, une main sur le davier ; j’étais très calme. La nuit s’était faite d’encre et l’on ne distinguait plus ni mer ni ciel. J’entendais le canot bondir, boum… boum… et pendant quelque temps ce fut le seul bruit qui vînt de ce côté-là. Mais au-dessous de moi, le navire bourdonnait de rumeurs bavardes. Tout à coup le capitaine hurla : « Mein Gott ! Voilà le grain, le grain ! Poussez ! » Sous le premier sifflement de la pluie, et la première rafale de vent, ils suppliaient : – « Sautez, Georges ! On vous attrapera ! Sautez ! » Le Patna commençait à plonger doucement ; la pluie le balayait comme une mer démontée ; ma casquette s’envola ; ma respiration était refoulée dans ma gorge. J’entendis un dernier appel sauvage, qui me parvint comme si j’eusse été au sommet d’une tour : – « Geo… 0… 0… orges ! Oh, sautez ! » Le navire plongeait, plongeait, la tête la première, sous mes pieds… »
« Il leva délibérément les mains vers son visage et fit des gestes du bout des doigts, comme pour arracher des toiles d’araignée qui l’eussent importuné ; puis il regarda une bonne demi-seconde dans sa paume ouverte, avant de lâcher :
– « J’avais sauté… » Il se retint, détourna les yeux… « faut-il croire… » acheva-t-il.
« Ses clairs yeux bleus se tournèrent vers les miens avec un regard pitoyable, et le voyant devant moi, debout, confondu, douloureux, je me sentis oppressé par un sentiment attristé de sagesse résignée, jointe à la pitié profonde et ironique d’un vieillard impuissant devant un désastre d’enfant.
– « Il y paraît », grommelai-je.