Aller au contenu

Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/114

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pérorer, discuter encore. Le capitaine bavardait sans trêve. Tout à coup, je sentis mes jambes s’effondrer sous moi ; j’étais brisé de fatigue, épuisé à mourir ! Je lâchai ma barre, tournai le dos aux autres, et m’assis sur le premier banc. Ils m’appelèrent pour me demander si j’avais compris ; n’était-ce pas vrai, du premier au dernier mot, tout ce qu’ils racontaient ? Mon Dieu ! à leur façon, c’était vrai ! Je ne tournai pas la tête, mais je les entendis palabrer. – « L’imbécile ne veut rien dire. » – « Oh ! il comprend parfaitement ! Laissez-le donc tranquille ; il saura bien se débrouiller ; qu’est-ce qu’il pourrait faire ? » Et que pouvais-je faire, en effet ? N’étions-nous pas tous dans le même bateau ? Je m’efforçais de rester sourd. La fumée avait disparu vers le nord. Nous étions pris dans un calme plat. Ils durent se désaltérer au baril d’eau, et moi je bus aussi. Après quoi ils se donnèrent beaucoup de peine pour étendre la voile sur le plat bord. Je voulais bien me charger de faire le guet. Ils se glissèrent sous la toile, loin de mes regards, grâce à Dieu. Je me sentais las, las, à bout de force, comme si je n’eusse pas goûté une heure de sommeil depuis le jour de ma naissance. L’éclat du soleil m’empêchait de voir la mer. De temps en temps, l’un des gredins faisait une apparition, pour inspecter du regard le tour de l’horizon, puis se glissait à nouveau sous la toile, d’où sortaient des bouffées de ronflements. Ils pouvaient dormir, là-dedans ; l’un d’eux dormait, au moins. Moi, je ne pouvais pas ! Tout n’était que lumière, que lumière, et dans cette lumière, le canot semblait tomber. De temps à autre j’étais tout surpris de me trouver sur un banc… »

« Jim se mit à marcher à pas comptés, de long en large devant ma chaise, une main dans la poche de son pantalon, et la tête rêveusement penchée ; il levait parfois le bras droit, en un geste qui semblait destiné à repousser un invisible intrus.

– « Vous allez croire que j’étais fou », fit-il, plus posément, « et vous seriez en droit de le croire, si vous vous rappeliez que j’avais perdu ma casquette. Tout le long de sa course, de l’est à l’ouest, le soleil tapa sur ma tête nue, mais ce jour-là, rien ne pouvait me faire de mal, sans doute. Le soleil ne pouvait pas me rendre fou ! » son bras droit écartait l’idée de folie, « … et il ne pouvait pas me tuer non plus… ! »