Aller au contenu

Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/134

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

sur le pont pour rechercher cette jeune personne. Je ne sais comment on avait pu la laisser en arrière, mais en tout cas, elle était complètement affolée, refusait de quitter le navire, et se cramponnait de toutes ses forces au bastingage. Des canots, on voyait nettement l’empoignade, mais le pauvre Bob était le plus petit des seconds de la marine marchande, et la femme, avec ses cinq pieds dix pouces était forte comme un cheval, à ce que l’on m’a dit. Ils tiraient donc à hue et à dia ; la malheureuse hurlait sans arrêt et Bob lâchait de temps à autre un cri d’alarme, pour avertir son canot de se tenir bien à l’écart. Un des hommes m’a dit, en dissimulant le sourire qu’un tel souvenir amenait sur ses lèvres : – « Pour nous tous, Monsieur, c’était comme un mauvais garnement qui se serait battu avec sa mère ! » et le vieux bonhomme poursuivait : « Nous avons vu enfin que M. Stanton renonçait à lutter ; il restait près de la jeune femme, les yeux fixés sur elle, comme aux aguets. Nous avons pensé plus tard qu’il comptait sur l’arrivée du flot pour faire lâcher prise à la malheureuse, et espérait ainsi la sauver malgré elle. Nous n’osions pas approcher, et brusquement, le navire s’engloutit, d’un seul coup, après une embardée à tribord… plop !… L’aspiration fut terrible. Nous ne vîmes jamais rien remonter, vivant ou cadavre. » Les tentatives du pauvre Bob, dans le métier de commis maritime, étaient, si je ne m’abuse, le résultat d’une histoire d’amour. Il caressait l’espoir d’en avoir pour toujours fini avec la mer et restait pénétré de la certitude d’avoir conquis tout le bonheur terrestre ; c’est ce bonheur même qui l’avait amené en définitive à exercer ces nobles fonctions et un métier où l’avait intronisé un cousin quelconque de Liverpool. Il nous racontait ses aventures professionnelles et nous faisait rire aux larmes, sans être autrement fâché de l’effet de ses histoires ; petit et nanti d’une barbe de gnome qui lui descendait à la ceinture, il se dressait au milieu de nous sur le bout des pieds en criant : – « C’est très joli à vous, bandits que vous êtes, de rire comme cela, mais je vous dis qu’une semaine de ce travail-là suffit à ratatiner une âme immortelle, et à en faire une pauvre chose, grosse comme un pois chiche ! » Je ne sais comment l’âme de Jim s’accommodait de ses nouvelles conditions d’existence – j’avais eu déjà assez à faire pour lui procurer