Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/135

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un emploi qui lui permît de vivre, – mais je suis bien certain que son imagination aventureuse souffrait toutes les affres de la faim. Sûrement elle ne trouvait nul aliment dans ce nouveau métier. Il était douloureux de voir le pauvre garçon attelé à une telle besogne, dont il s’acquittait pourtant, – c’est une justice à lui rendre, – avec une sérénité obstinée. Je le regardais s’acharner à son ingrat labeur, avec une confuse notion que c’était une rançon pour les fantaisies héroïques de son imagination, une expiation pour tout ce qu’il avait souhaité d’une gloire que ses épaules étaient impuissantes à porter. Pour s’être trop complaisamment comparé à un cheval de course magnifique, il se voyait maintenant condamné à une tâche sans gloire, comme un baudet de colporteur. Il s’en tirait bien, d’ailleurs. Il serrait les dents, baissait la tête, et ne disait pas un mot. Oui, c’était bien, très bien même, en dehors de certaines explosions brutales et fantastiques, dans des circonstances déplorables, où la fatale histoire du Patna revenait sur l’eau. Ce malheureux scandale des mers d’Orient ne voulait pas mourir ! Et voilà la raison qui m’empêchait toujours de croire que j’en eusse fini pour de bon avec Jim.

« Je pensais à lui après le départ du lieutenant français ; je ne le revoyais pas, dans la fraîche et sombre arrière-boutique de de Jongh, où nous nous étions naguère quittés sur une poignée de mains hâtive, mais tel qu’il m’était apparu aux dernières lueurs de la bougie, bien des années auparavant, seul en face de moi, sous la longue galerie de l’Hôtel Malabar, avec le froid et l’obscurité de la nuit dans son dos. La respectable épée de la loi de son pays était suspendue au-dessus de sa tête. Demain, ou aujourd’hui peut-être (minuit avait sonné bien avant notre séparation), le magistrat à visage de marbre, après distribution préalable d’amendes et mois de prison aux fauteurs de coups et blessures, prendrait en main l’arme terrible pour en frapper son cou incliné. Notre entretien de la nuit ressemblait fort à la veille suprême du condamné. Et il était bien coupable, je me le répétais avec insistance ; coupable et justement anéanti ; ce qui ne m’empêchait pas de chercher à lui épargner les détails douloureux d’une exécution formelle. Je ne tenterai pas d’expliquer les raisons