Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/170

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du Patna ? » demandai-je, avec les pires appréhensions. Egström tressaillit et me regarda comme si j’eusse été sorcier. – « Mais, oui ! Comment le savez-vous ? Des hommes de ce bateau-là en ont parlé ici. Il y avait un ou deux capitaines de navires, le gérant de la boutique de Vanloo vous savez, le magasin d’accessoires de machines sur le port, deux ou trois autres types encore et moi-même. Jim était là aussi devant un sandwich et un verre de bière ; quand nous sommes pressés, voyez-vous, capitaine, nous n’avons pas le temps de faire un repas régulier. Debout devant cette table, il mangeait ses sandwiches, pendant qu’autour de la lunette, nous regardions un bateau entrer dans le port ; le gérant de Vanloo se mit à parler du patron du Patna qui lui avait fait un jour réparer quelques avaries, et partit de là pour nous décrire la vieille ruine qu’était ce navire et tout l’argent qu’on en avait tiré. Il fit allusion au dernier voyage du vapeur et nous nous mîmes tous à bavarder. L’un plaçait un mot, l’autre un autre, pas grand-chose d’ailleurs, et ce que vous ou n’importe qui aurait pu dire ; nous riions tous. Le capitaine O’Brien, du Sarah W. Granger, un grand vieux bruyant, avec une canne, qui nous écoutait assis dans ce fauteuil-là, donne brusquement un grand coup de bâton sur le parquet en criant : – « Lâches ! » Nous sautons tous ; le gérant de Vanloo cligne de l’œil de notre côté et demande : – « Qu’est-ce qu’il y a donc, capitaine O’Brien ? » – « Ce qu’il y a ? Ce qu’il y a ? » se met à brailler le vieux. « Je voudrais savoir ce qui vous fait rire, espèce de sauvages ? Il n’y a pas de quoi rire ! C’est une honte pour l’humanité, voilà ce que c’est ! Je serais écœuré de me trouver dans une salle avec un de ces hommes-là. Oui, Monsieur ! » Il saisit mon regard au passage et je suis obligé de lui répondre par politesse : – « Des lâches, c’est vrai, capitaine O’Brien, et je n’aimerais pas plus que vous les avoir ici ; alors vous pouvez être tranquille. Buvez donc quelque chose de frais ! » – « Fichez-moi la paix avec votre boisson, Egström », me répond-il avec un éclair dans les yeux ; « quand je voudrai boire, je saurai le dire. Je file ; cela pue ici, maintenant ! » Sur quoi tous les autres éclatent de rire et sortent derrière le capitaine. Alors, Monsieur, ce maudit Jim pose le sandwich qu’il tenait à la main et fait le tour de la table, pour venir à moi, en laissant son