Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/169

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en me creusant la cervelle pour trouver un terme approprié ; mais sans me laisser le temps de comprendre qu’aucune épithète ne s’appliquait tout à fait à lui, il s’éclipsa. J’entendis au-dehors la voix douce et profonde d’Egström qui disait avec bonne humeur : – « C’est le Sarah W. Granger, Jimmy, il faut tâcher d’arriver le premier à bord », cependant que Blake intervenait sur un ton de cacatoès enragé : – « Dites au capitaine que nous avons reçu son courrier. C’est la meilleure façon de l’amener ici, entendez-vous, M. Comment-je-m’appelle ? » Puis ce fut Jim qui répondait à Egström, avec quelque chose de juvénile dans la voix : – « Cela va bien ! Je vais l’emporter à la course ! » On aurait dit qu’il cherchait dans la manœuvre de son canot une consolation à son triste emploi.

« Je ne le revis pas à ce voyage-là, mais, lors de mon passage suivant (j’avais un contrat de six mois), je me rendis au magasin. À dix mètres de la porte, je perçus les accents furieux de Blake, et lorsque j’entrai, il me lança un regard de détresse infinie. Egström s’avançait, tout en sourire, et me tendait une grande main osseuse. – « Heureux de vous voir, capitaine… Chut !… Je pensais bien que vous ne tarderiez pas à revenir par ici… Qu’est-ce que vous dites, Monsieur ?… Chut !… Oh lui !… Il nous a quittés… Passez donc dans le parloir… » La porte fermée, la voix aiguë de Blake ne nous arrivait plus que très affaiblie, comme celle d’un homme qui gronderait furieusement dans un désert… – « Il nous a mis dans un grand embarras et ne s’est pas bien comporté à notre égard, il faut le dire… » – « Où est-il allé, le savez-vous ? » demandai-je. – « Non, et il eût été bien inutile de s’en enquérir près de lui », répondit l’obligeant Egström qui restait debout devant moi, avec ses vastes favoris et les bras tombant gauchement à ses côtés ; sur son gilet de serge bleue, un peu remontée, une mince chaîne de montre en argent faisait un large feston. « Un homme comme cela ne va nulle part en particulier ! » J’étais trop frappé de la nouvelle pour demander l’explication de telles paroles, et il poursuivit : « Il nous a quittés… voyons… le jour même où ce vapeur qui ramenait des pèlerins de La Mecque a fait escale ici avec deux ailes de son hélice brisées. Il y a trois semaines de cela… » – « N’aurait-on pas fait une allusion quelconque au cas