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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/188

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un homme tombe dans un rêve comme on tombe à la mer. S’il veut se débattre pour en sortir, comme le font les gens sans expérience, il se noie… nicht wahr ?… Non, je vous le dis, ce qu’il faut, c’est s’abandonner à l’élément destructeur, et s’arranger, à force d’efforts des mains et des pieds dans l’eau, pour que la mer profonde, profonde vous soutienne. Voilà, si vous me le demandez, comment on peut arriver à « être ».

« Sa voix prenait une puissance extraordinaire, comme s’il eût été inspiré dans l’ombre par une sagesse chuchotante. – « Je vous le dis ; pour cela aussi, il n’y a qu’un moyen. »

« Avec un bruit pressé de pas sur le sol, il traversa le cercle de lueur confuse et apparut soudain dans l’éclat de la lumière. Sa main tendue était pointée sur ma poitrine comme un pistolet ; ses yeux, très enfoncés, semblaient vouloir me transpercer, mais sa lèvre crispée ne prononça pas une parole, et l’austère exaltation de la certitude qu’il avait trouvée dans l’ombre disparut de son visage. Il laissa tomber la main tendue vers ma poitrine et fit un pas dans ma direction pour la poser doucement sur mon épaule. Il y avait des choses, me dit-il tristement, qu’il valait peut-être mieux ne jamais raconter, mais il avait si longtemps vécu seul que souvent, il oubliait… il oubliait… La lumière avait dissipé la certitude dont avait paru l’inspirer l’ombre lointaine. Il s’assit, les deux coudes sur la table, et se frotta le front. – « Et pourtant c’est vrai, c’est vrai… Plonger dans l’élément destructeur… » Il parlait à voix basse, sans me regarder, une main de chaque côté du visage. « Voilà le secret… Suivre son rêve et suivre son rêve encore… et ainsi… ewig… usque ad finem… » Son murmure convaincu ouvrait devant mes yeux une vaste et incertaine perspective, comme celle d’un horizon crépusculaire, sur une plaine, à la tombée de la nuit…, ou à l’aube, peut-être ? On ne savait pas au juste, mais c’était une lumière charmeuse et décevante, qui jetait la poésie subtile de sa pénombre sur des fondrières… et sur des tombes. Sa vie avait commencé dans l’enthousiasme, dans le sacrifice aux idées généreuses ; il avait voyagé très loin, sur des chemins divers et d’étranges sentiers ; sur tous il avait marché sans faiblesse, et partant sans honte et sans regret. En cela il avait raison. C’était