Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/189

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le secret, sans doute. Mais la grande plaine où les hommes errent parmi les tombes et les fondrières, restait très désolée, sous la subtile poésie de sa lumière crépusculaire, pleine d’ombre au centre, et ceinte de clartés, comme si elle eût été entourée d’un abîme de flammes. Lorsque je rompis enfin le silence, ce fut pour exprimer l’opinion que l’on n’aurait su trouver homme plus romanesque que lui.

« Il hocha doucement la tête, puis fixa sur moi un regard patient et interrogateur. C’était une honte, dit-il ; nous nous laissions aller à bavarder comme deux enfants, au lieu de nous efforcer de trouver ensemble quelque chose de pratique, un remède applicable au mal, au grand mal…, répéta-t-il, avec un sourire malicieux et indulgent. Mais cela ne rendit pas notre conversation plus précise. Nous évitions de prononcer le nom de Jim, comme si nous eussions voulu écarter de notre discussion tout être de chair et de sang, et qu’il n’eût été qu’un esprit errant, qu’une ombre douloureuse et sans nom. – « Voyons », fit Stein en se levant, « ce soir vous coucherez ici, et demain matin nous déciderons quelque chose de pratique. Il alluma un chandelier à deux branches et me montra le chemin. Escortés des lueurs jetées par les bougies, nous traversâmes des pièces sombres et vides. La lumière glissait sur les parquets cirés, passait çà et là sur la surface polie d’une table, s’accrochait au renflement d’un meuble, ou s’allumait toute droite dans de lointains miroirs, tandis que dans les profondeurs du vide cristal se reflétaient silencieusement les formes de deux hommes et les flammes de deux bougies. Stein marchait lentement, un pas devant moi, avec une courtoisie déférente ; il y avait sur son visage une quiétude profonde et pour ainsi dire attentive ; de longues boucles blondes semées de fils blancs tombaient sur sa nuque légèrement penchée.

– « C’est un romanesque,… un romanesque », répéta-t-il. « Et c’est très mauvais,… très mauvais… Et très bon aussi », ajouta-t-il. – « En êtes-vous sûr ? » demandai-je.

– « Gewiss », fit-il, restant debout, son chandelier à la main, sans me regarder. « C’est évident. Pourquoi autrement une douleur intime l’amènerait-elle à se découvrir lui-même ? Qu’est-ce donc qui le fait… exister, à vos yeux et aux miens ? »