Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/195

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voudrez, mais pour retrouver la joie du pays, pour affronter sa vérité et respirer sa paix, il faut rentrer avec la conscience libre. Tout cela peut vous paraître pure sentimentalité, et peu d’entre nous, en effet, ont le désir ou la faculté de regarder consciencieusement sous la surface des émotions familières. Il y a les jeunes filles que nous aimons, les hommes vers qui nous levons les yeux, les tendresses, les amitiés, les occasions, les plaisirs… Mais le fait reste entier ; il faut avoir les mains propres pour toucher à sa récompense, si l’on ne veut pas la voir changée en feuilles mortes entre les doigts. Je crois que ce sont les isolés, les êtres sans foyer et sans affection, ceux qui ne retournent pas à une maison, mais au pays lui-même, pour retrouver son âme désincarnée, éternelle et immuable, je crois que ce sont ceux-là qui éprouvent le mieux sa sévérité et sa puissance rédemptrice, la grâce de son droit séculaire à notre fidélité et à notre soumission. Oui, si nous ne sommes pas nombreux à comprendre cela, nous le sentons tous, et je dis tous, sans exception, car ceux qui ne le sentent pas ne comptent pas non plus. Tout brin d’herbe a son petit coin de terre d’où il tire vie et force, et l’homme aussi est enraciné dans une terre spéciale d’où il tire sa foi en même temps que sa vie. Je ne sais jusqu’à quel point Jim comprenait, mais je sais qu’il sentait ; il sentait confusément mais d’intense façon, la nécessité d’une telle vérité,… ou d’une telle illusion ; peu m’importe le nom que vous lui donnerez ; cela fait une bien petite différence, et cette différence-là signifie si peu ! Le certain, c’est qu’en raison de tels sentiments, il attachait, lui, de l’importance à un retour. Il ne retournerait jamais au pays, jamais ! S’il avait été capable de manifestations pittoresques, il eût frémi à cette seule pensée, et vous eût fait frémir aussi. Mais il n’était pas homme à s’abandonner à de telles faiblesses, bien qu’à sa façon, ce fût un expressif. À l’idée d’un tel retour, il serait devenu désespérément raide et impassible, le menton baissé et la lèvre boudeuse, cependant que ses yeux bleus candides auraient lancé un éclair sous les sourcils froncés, comme devant une pensée intolérable et révoltante. Il y avait de l’imagination sous ce crâne dur que l’épaisse chevelure crépue coiffait comme d’un casque. Pour moi qui n’ai pas d’imagination (je serais plus rassuré aujourd’hui sur son