Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/196

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sort, si j’en avais), je ne veux pas vous faire croire que je me représentasse l’âme du pays surgissant au-dessus des blanches falaises de Douvres, pour me demander ce que j’avais fait, – moi qui revenais sans os cassés, – de mon très jeune frère. Je savais trop bien qu’il était de ces êtres sur le sort desquels il n’y a point d’enquête ; j’avais vu des hommes qui valaient mieux que lui disparaître et s’évanouir à jamais, sans provoquer une manifestation de curiosité ou de regret. Ainsi qu’il sied aux génies de vaste envergure, l’âme du pays n’a cure de vies innombrables. Malheur aux traînards ! Nous n’existons qu’à notre place dans le rang ! Il était resté en arrière et n’avait pas su rester à la hauteur de ses camarades, mais il le sentait avec une intensité qui le rendait touchant, au même titre que la vie plus intense d’un homme rend sa mort plus émouvante que celle d’un arbre. Je m’étais trouvé à point sur sa route, et j’avais été touché, voilà toute l’histoire. Je me tourmentais de savoir de quel côté il allait se tourner. J’aurais vraiment souffert si, par exemple, il se fût mis à boire. La terre est si petite que j’avais peur d’être accosté un jour par un vagabond aux yeux troubles, au visage bouffi et souillé, aux savates de toile éculées, avec des loques flottantes aux coudes, et qui, au nom d’anciennes relations, m’emprunterait cinq dollars. Vous connaissez l’horrible et louche allure de ces épouvantails, sortis d’un passé présentable, qui vous fondent dessus, la voix éraillée et veule, le regard impudent et à demi détourné ; vous connaissez ces rencontres, plus douloureuses pour l’homme qui croit à la solidarité des existences humaines, que ne peut l’être à un prêtre la vue de l’agonie d’un vieil impénitent. Voilà, à dire vrai, la seule espèce de danger que j’envisageasse pour lui et pour moi, mais je me méfiais de mon défaut d’imagination. Peut-être pouvait-il arriver pis encore, dans un sens que mon esprit était impuissant à se représenter. Je ne pouvais oublier que ce garçon-là était un bel imaginatif, et les imaginatifs sont capables de s’écarter fort loin dans une direction, comme si on leur avait donné une longueur de câble plus grande qu’à leurs voisins, dans le difficile mouillage de la vie. Ils n’y manquent pas non plus, et s’adonnent à la boisson, parfois. Peut-être lui faisais-je tort, en ressentant pareille crainte à son sujet. Mais comment le savoir ? Tout