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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/201

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salle sombre, aux murs de paillis et au toit de chaume. Il n’apparaissait pas seulement comme un être d’une autre race, mais d’une autre essence. Si on ne l’eût pas vu arriver dans son canot, on aurait pu le croire descendu des nuages. Mais il était sorti d’une pirogue vermoulue où il se tenait tout à fait immobile et les jambes serrées, de peur de la faire chavirer ; assis sur une malle de fer-blanc que je lui avais prêtée, il gardait sur ses genoux un revolver de marine, offert par moi au départ, que, par une intervention de la Providence, une idée absurde et bien digne de lui ou une instinctive sagacité lui avait fait décider de porter non chargé. C’est dans cet équipage qu’il avait remonté la rivière de Patusan. Rien ne pouvait être plus prosaïque et plus dangereux, plus absurdement hasardeux et plus solitaire. Etrange fatalité que celle qui donnait, à chacun de ses actes une allure de fuite, de désertion irréfléchie et impulsive, de saut dans l’inconnu.

« C’est le caractère hasardeux de l’aventure qui, précisément, me frappe le plus aujourd’hui. Ni Stein ni moi ne soupçonnions clairement ce qu’il pouvait y avoir de l’autre côté du mur, par-dessus lequel, pour parler en métaphore, nous l’avions lancé sans cérémonie. Sur le moment, je souhaitais surtout le voir disparaître complètement. Quant à Stein, il obéissait, de façon bien caractéristique, à un motif d’ordre sentimental. Il avait l’idée de payer (en nature je suppose), la vieille dette qu’il n’avait jamais oubliée. Toute sa vie, il avait fait montre d’un intérêt particulier pour tout originaire des Iles Britanniques. Son défunt bienfaiteur était Écossais, à vrai dire, Écossais au point de s’appeler Alexandre Mac Neill, et Jim sortait d’un comté situé bien au sud de la Tweed, mais pour ceux qui la regardent à trois ou quatre mille lieues de distance, même pour ses propres enfants, la Grande-Bretagne, sans être en rien diminuée, paraît assez raccourcie pour que de tels détails perdent leur importance. Stein était excusable, et il me laissait entrevoir des intentions si généreuses, que je le suppliai de les tenir secrètes pour l’instant. Je sentais qu’il ne fallait laisser aucune considération d’avantage personnel influencer Jim ; il ne fallait même pas courir le risque d’une telle orientation. C’est en face d’une autre espèce de réalité que nous nous trouvions. Il cherchait un refuge,