Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/203

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Je n’aurai pas de regrets, mais à supposer que j’en dusse avoir, ce serait mon affaire ». Il devait bien comprendre, d’ailleurs, que cet arrangement, cette… tentative, ne dépendaient que de lui ; il en était seul responsable, lui, et personne d’autre. – « Mais… mais… » balbutia-t-il, « c’est précisément ce que… » Je le priai de ne pas faire la bête, et il parut plus intrigué que jamais. Il était en bonne voie de se rendre la vie intolérable. – « Vous croyez… ? » me demanda-t-il, d’un air troublé, pour reprendre presque aussitôt, avec un accent de confiance : « Mais je marchais bien, pourtant, ne trouvez-vous pas ? » Il était impossible d’être fâché contre lui ; je ne pus réprimer un sourire, et lui dis qu’au temps jadis, les gens qui « marchaient », comme cela se faisaient bientôt ermites, dans un pays sauvage. – « Au diable les ermites ! » commença-t-il, avec une spontanéité charmante. Bien entendu, le pays sauvage ne lui faisait pas peur. – « J’en suis heureux », dis-je. C’est là qu’il allait vivre à l’avenir, et il y trouverait assez d’animation, je pouvais le lui promettre. – « Oui ! oui ! » fit-il vivement. Il avait manifesté le désir, poursuivais-je inexorablement, de partir en fermant la porte derrière lui… – « Vraiment ?… » interrompit-il, en proie à un étrange accès de mélancolie qui parut l’envelopper de la tête aux pieds, comme l’ombre fuyante d’un nuage. Il était prodigieusement expressif, somme toute, prodigieusement !… « Vraiment… ? » répéta-t-il amèrement. « Vous ne direz pas que j’aie fait beaucoup de bruit… Et je saurais tout supporter encore…, seulement, la peste m’étouffe ! vous me montrez une porte… ! » – « Très bien », lançai-je, « sortez donc ! » Je pouvais affirmer que la porte serait violemment fermée sur son dos. Sa destinée, quelle qu’elle fût, resterait ignorée, parce que, malgré sa décrépitude, le pays où il allait n’était pas encore mûr pour une intervention. Une fois qu’il y serait entré, il deviendrait, pour le monde extérieur, un homme inexistant. Il n’aurait plus que les semelles de ses souliers pour se tenir debout, mais encore faudrait-il qu’il trouvât un coin pour les poser. – « Un homme inexistant… ! c’est bien cela, par Jupiter ! » murmura-t-il, à mi-voix. Les yeux qu’il fixait sur moi étincelaient. S’il avait compris les conditions, conclus-je, il ferait bien de sauter dans la première guimbarde venue et de courir à la maison de