Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/211

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ainsi dire à côté de la grande voile, nous nous serrâmes la main, en échangeant à la hâte nos dernières paroles. Mon cœur était soulagé de cette morne lassitude qui avait un instant balancé l’intérêt que je portais au jeune homme. Mieux que les avertissements réitérés de Stein, les absurdes bavardages du métis avaient donné de la réalité aux redoutables périls semés sur son chemin. À ce moment, l’espèce de formalisme qui avait jusque-là présidé à nos rapports, disparut de notre langage ; je crois l’avoir appelé « cher ami », et il accompagna d’un « mon vieux », l’expression balbutiée de sa gratitude, comme si les risques qu’il allait affronter eussent compensé le nombre de mes années, en nous faisant plus proches d’âge et de sentiment. Nous connûmes un moment d’intimité réelle et profonde, inattendue aussi et éphémère comme la vision d’une vérité éternelle et rédemptrice. Il s’efforçait de se calmer, comme s’il eût été, de nous deux, le mieux assagi par l’âge. – « Entendu ! Entendu ! » fit-il vivement et avec émotion ; je vous promets de veiller sur ma peau. Je ne courrai aucun danger mutile. Non, pas le moindre risque, soyez tranquille. Je veux faire mon chemin. Ne vous tourmentez pas, par Jupiter ! Il me semble que rien ne peut me toucher !… Mais c’est une veine comme on n’en rencontre guère !… Je ne voudrais pas gâcher une chance pareille. Une chance magnifique !… » Magnifique, elle l’était, c’est vrai, mais les occasions sont ce que les hommes les font, et comment aurais-je pu deviner ? Comme il le disait, moi aussi je me rappelais son… son… malheur, à son détriment. C’est vrai. Et le mieux pour lui, c’était de partir.

« Ma yole restait dans le sillage du brigantin, et je voyais, à l’arrière, la silhouette de Jim se détacher sur le ciel où déclinait le soleil. Il leva sa casquette au-dessus de sa tête, et j’entendis un cri indistinct : – « On vous donnera de mes nouvelles », ou… « je vous donnerai… » je ne sais pas très bien. Je crois que c’était « on ». Mes yeux étaient trop éblouis par l’éclat de la mer pour le voir nettement ; je suis destiné, paraît-il, à ne jamais le voir nettement, mais je vous assure qu’il était difficile de paraître moins « à la similitude d’un cadavre », comme disait l’autre prophète de malheur. Je distinguai, sous le coude de Jim, la tête du petit métis, avec sa forme et sa couleur de citrouille