Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/214

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mais plus d’une fois, au cours de ce trajet, il fut saisi d’accès de vertige ; il songeait, entre-temps, de façon brumeuse, aux dimensions de l’ampoule que le soleil faisait gonfler sur son dos. Pour se distraire, il essayait de supputer, en regardant devant lui, si l’objet boueux qu’il voyait traîner au ras de l’eau était un tronc d’arbre ou un alligator. Seulement il dut bientôt renoncer à cet amusement : c’était toujours un alligator, et cela manquait d’imprévu. L’un de ces animaux faillit faire chavirer le canot en se laissant tomber dans le fleuve. Mais l’intérêt de cet incident fut bien vite épuisé. Dans une longue perspective vide, il fut reconnaissant à une bande de singes qui descendirent jusqu’à la rive, et firent, au passage de la barque, un vacarme insultant. Voilà comment il marchait vers une grandeur aussi pure que grandeur jamais conquise par un homme. Par-dessus tout, il aspirait au coucher du soleil, cependant que les trois indigènes se préparaient à mettre à exécution leur projet et à le livrer au Rajah.

– « Je devais être abruti de fatigue, ou peut-être, avais-je un instant somnolé », m’expliquait-il. La première chose dont il s’avisa tout à coup, c’est que sa pirogue venait de toucher la rive. Ils étaient sortis de la forêt ; les premières maisons apparaissaient un peu plus haut, et à gauche une palissade bordait la rivière ; les bateliers venaient de sauter sur une pointe de terre basse, et détalaient à toutes jambes. Jim se lança instinctivement à leur poursuite. Il se crut d’abord abandonné pour quelque inexplicable raison, mais il entendit des cris véhéments ; une porte s’ouvrit brusquement et un flot de gens en sortit pour courir sur lui, en même temps qu’un canot plein d’hommes armés descendait la rivière et venait se ranger près de sa pirogue vide, en lui coupant la retraite.

– « J’étais trop stupéfait pour garder mon sang-froid, comprenez-vous, et si ce revolver eût été chargé, j’aurais tiré ; j’aurais pu tuer deux ou trois indigènes, et tout aurait été dit pour moi… Mais il ne l’était pas… » – « Et pourquoi cela ? » demandai-je. – « Oh ! je ne pouvais pas me battre contre toute une population, et je ne venais pas chez ces gens-là comme un homme qui craint pour sa peau », fit-il, avec un vestige de son ancien entêtement maussade dans le regard qu’il me lança. Je m’abstins de lui faire