Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/215

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remarquer que « ces gens-là » ne pouvaient pas deviner que son arme fût vide. Mieux valait le laisser à sa conviction. – « … En tout cas, il ne l’était pas ! » reprit-il avec bonne humeur ; « alors je suis resté tranquille, en demandant ce qu’on me voulait. Sur quoi ils se tinrent tous cois. Je voyais un groupe de bandits filer avec ma malle. Ce vieux coquin à grandes jambes de Kassim, que je vous présenterai demain, accourut vers moi, en me disant avec force embarras, que le Rajah voulait me voir. – « Très bien ! » répondis-je ; « moi aussi, je voulais voir le Rajah ! » J’entrai tout simplement par la porte, et… et… me voici !… » Il rit, puis, avec une emphase inattendue : « Et savez-vous le plus beau de l’affaire ? » reprit-il. « Je vais vous le dire : c’est la conviction que si l’on m’avait supprimé, ce sont ces gens-là qui auraient perdu ! »

« Il me disait cela devant sa maison, le soir dont j’ai parlé, après que nous eûmes vu la lune s’élever entre les montagnes et monter au-dessus de la faille, comme un esprit libéré de la tombe ; froide et pâle, sa lueur tombait comme le spectre d’un soleil mort ; il y a dans la clarté de la lune quelque chose d’hallucinant : elle a l’impassibilité d’une âme désincarnée et un peu de son inconcevable mystère. Elle est à l’éclat du soleil, c’est-à-dire, quoi que l’on prétende, à tout ce qui nous fait vivre, ce que l’écho est au son : trompeuse et déconcertante, que le son soit triste ou moqueur. Elle dépouille de leur substance toutes les formes matérielles – qui, somme toute, sont notre domaine, – pour donner aux seules ombres une réalité sinistre. Et les ombres, autour de nous, étaient bien réelles, mais Jim, à côté de moi, paraissait très vigoureux, comme si rien, pas même le pouvoir occulte de la lune n’eût pu, à mes yeux, le dépouiller de sa réalité. Et peut-être, en effet, rien ne pouvait-il le toucher, puisqu’il avait résisté aux assauts des sombres puissances. Tout était silencieux et paisible ; sur la rivière même, le reflet de la lune dormait comme sur un étang. C’était l’heure du flot, moment d’immobilité qui accentuait l’isolement complet de ce coin de terre perdu. Pressées le long de la vaste surface luisante, sans rides ni scintillement, descendues jusqu’à l’eau en une ligne de silhouettes heurtées, confuses et argentées, trouées de masses d’ombres noires, les maisons paraissaient un spectral troupeau d’informes