Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/224

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nus étaient chaussés de sandales de paille jaune, de fabrication chinoise. Je l’ai vue moi-même vaquer à ses occupations avec ses longs cheveux gris et très gros tombant sur les épaules. Elle prononçait des paroles empreintes d’un bon sens avisé, était de noble naissance et se montrait excentrique et arbitraire. L’après-midi, assise en face de son mari dans un fauteuil très large, elle regardait longuement par une vaste baie percée dans le mur, qui commandait une vue étendue de la ville et de la rivière.

« Elle repliait toujours ses pieds sur son siège, tandis que le vieux Doramin reposait carrément, imposant comme une montagne assise sur une plaine. Il appartenait seulement à la classe « Nakhoda » ou commerçante, mais le respect qu’on lui témoignait et la dignité de son attitude étaient très frappants. Il était le chef du second pouvoir au Patusan. Les émigrants des Célèbes (une soixantaine de familles qui, avec serviteurs et familiers pouvaient fournir quelque deux cents hommes « portant le kris ») l’avaient, depuis des années, choisi comme chef. Les hommes de cette race sont intelligents, entreprenants, vindicatifs, font montre d’un courage plus franc que les autres Malais, et supportent l’oppression avec impatience. Ils constituaient le parti d’opposition au Rajah. Les querelles étaient motivées par des questions commerciales, cause primordiale des combats de factions et des explosions soudaines qui remplissaient de fumée, de flammes, de coups de feu et de cris telle ou telle partie de la colonie. Des villages brûlaient ; des hommes, traînés dans l’enceinte du Rajah, y étaient tués ou torturés pour avoir fait du négoce avec d’autres que lui. Un jour ou deux seulement avant l’arrivée de Jim, et dans le village même de pêcheurs qu’il devait prendre plus tard sous sa protection spéciale, plusieurs chefs de maison avaient été précipités du haut des falaises, par un parti de lanciers du Rajah, sur le soupçon d’avoir récolté des nids comestibles pour un négociant des Célèbes. Le Rajah Allang prétendait faire seul du commerce dans le pays, et punissait de mort tous ceux qui attentaient à ce monopole, mais ses notions de commerce étaient assez difficiles à distinguer des formes les plus banales du vol. Sa cruauté et sa rapacité avaient pour seule limite sa couardise, et il avait peur du parti organisé des hommes des Célèbes ;