Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/227

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ce n’est déjà plus si jeune pour un homme qui fut père de famille à dix-huit. Quand il entrait dans la pièce, tendue et tapissée de nattes fines, sous le haut plafond doublé de toile blanche où le couple trônait cérémonieusement, au milieu d’une suite hautement déférente, il marchait droit vers Doramin pour baiser une main que le vieillard lui abandonnait majestueusement, puis il allait se placer près du fauteuil de sa mère. On peut bien dire, je crois, qu’ils idolâtraient ce fils, mais on ne les voyait jamais jeter les yeux sur lui. Cette scène faisait partie, il est vrai, d’un véritable cérémonial, et se passait dans une pièce généralement pleine de gens. Le solennel formalisme de l’arrivée et du départ, le profond respect exprimé par les gestes, les visages et le murmure contenu des voix étaient inexprimables. – « Cela vaut la peine d’être vu ! », me disait Jim, en traversant la rivière pour rentrer chez lui. « On dirait des héros de roman, n’est-ce pas ? » ajoutait-il, avec un accent de fierté. « Et Dain Waris, leur fils, est, en dehors de vous, le meilleur ami que j’aie jamais eu ! Ce que M. Stein appellerait « un bon compagnon de guerre ». J’ai eu de la chance, par Jupiter ! J’ai eu de la chance, lorsque mon dernier souffle m’a conduit chez ces gens-là ! » Il médita un instant, la tête basse, puis sortant de sa rêverie, il poursuivit :

– « Naturellement, je ne me suis pas endormi… » Il s’interrompit à nouveau. « … On aurait dit que tout me venait à la fois… » murmura-t-il. « J’ai vu, tout à coup, ce que je devais faire… »

« Il était incontestable que tout lui était venu, en effet, et venu par la guerre, tout naturellement, d’ailleurs, puisque la puissance qui lui était dévolue était le pouvoir de rétablir la paix. C’est dans cette acception seulement que la force est si souvent chose bonne. Ne croyez pas pourtant que Jim eût tout de suite trouvé sa voie. À son arrivée, la communauté des Bugis était dans une situation fort critique. – « Ils avaient tous peur », m’expliquait-il, « peur pour leur peau, et moi, je voyais, clair comme le jour, qu’il leur fallait agir sans délai, s’ils ne voulaient pas être chassés l’un après l’autre, tant par le Rajah que par ce vagabond de Chérif. Mais il ne suffisait pas de voir cela : une fois maître de cette idée, il dut l’enfoncer dans des esprits rétifs, et forcer des remparts d’appréhension et d’égoïsme. Mais il finit par y arriver.