Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/228

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Ce n’était rien encore, pourtant. Il dut imaginer les moyens d’action. Il les imagina, ourdit un plan audacieux, et sa tâche ne fut encore qu’à moitié accomplie. Il dut inculquer sa propre confiance au cœur de nombreux hommes qui avaient, pour rester à l’écart, des raisons secrètes et absurdes ; il dut apaiser les jalousies imbéciles et dissiper, à force de raisonnements, toutes sortes d’ineptes méfiances. Sans le poids de l’autorité de Doramin et le fougueux enthousiasme de son fils, il eût échoué dans son entreprise. Dain Waris, le jeune homme remarquable, fut le premier à croire en lui ; leur amitié était une de ces amitiés singulières, rares et profondes, entre hommes blancs et bruns, où la différence même des races semble rapprocher deux êtres humains, par un élément mystique de sympathie. De Dain Waris, ses compatriotes disaient avec orgueil qu’il savait se battre comme un blanc. C’était vrai ; des Européens, il avait le courage au grand jour, si je puis dire, mais il avait aussi l’esprit. On rencontre parfois des Malais de ce genre, et l’on est surpris de découvrir soudain chez eux un tour familier de pensée, une vision claire, une fermeté de propos, une nuance d’altruisme. De petite taille, mais admirablement proportionné, Dain Waris avait le port fier, l’attitude dégagée et affable, un tempérament pareil à une flamme claire. Son visage brun aux grands yeux noirs était expressif dans l’action et pensif au repos. Il était de dispositions silencieuses, mais la vivacité de son regard, l’ironie de son sourire, la décision courtoise de ses manières disaient ses grandes réserves d’intelligence et de force. De tels êtres ouvrent les yeux des Occidentaux, si volontiers arrêtés à la surface des choses, sur l’existence possible de races et de pays où plane le mystère des temps préhistoriques. Dain Waris ne se contentait pas de suivre Jim avec confiance ; je crois fermement qu’il le comprenait. Je parle de lui parce qu’il m’avait captivé. Sa placidité caustique, si je puis dire, et son intelligence sympathique pour les aspirations de Jim m’avaient gagné le cœur. Il me semblait voir les causes profondes de leur amitié. Si Jim avait pris les devants, l’autre avait bientôt conquis son chef. D’ailleurs Jim, le chef, était prisonnier à plus d’un titre. Le pays, les habitants, l’amitié, l’amour étaient des gardiens jaloux de son corps, et chaque jour ajoutait