Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/234

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très joli de rire, mais c’est une véritable peste qu’une histoire semblable ! Un jour de trajet à travers bois, et une seconde journée perdue à cajoler un tas d’idiots de paysans, pour débrouiller la vérité. C’était une affaire à susciter des rivalités sanglantes. Tous ces maudits crétins prenaient parti pour une famille ou pour l’autre, et la moitié du village était prête à se jeter sur la seconde, avec tout ce qui lui tomberait sous la main. Vous pouvez me croire ; je ne plaisante pas ! Au lieu de s’occuper de leurs moissons… ! J’ai rendu au vieux ses sacrés pots et apaisé tout le monde. » Il n’avait pas eu de peine à arranger l’affaire ; oh non ! Il n’avait qu’à lever le petit doigt pour empêcher les plus sanglantes querelles, dans ce pays-là. La difficulté, c’était de démêler la vérité dans la plus futile histoire. Aujourd’hui encore, il n’était pas bien sûr d’avoir été équitable pour tout le monde, et cette idée le tracassait… Et tout ce bavardage sans queue ni tête, par Jupiter ! Mieux valait emporter d’assaut une vieille barricade de vingt pieds de haut ! Oh oui ! Vingt fois ! C’était un jeu d’enfant, à côté d’une besogne pareille, et cela ne prenait pas aussi longtemps, non plus ! Eh bien, oui, la farce était assez drôle, à tout prendre ;… le vieil imbécile paraissait assez âgé pour être son grand-père. Mais, à un autre point de vue, ce n’était pas une plaisanterie. Depuis la déroute du Chérif Ali, on comptait sur lui pour tout décider. « Terrible responsabilité », répétait-il ; « non, vraiment, sans plaisanterie, se fût-il agi de trois vies, au lieu de trois vieux pots de cuivre, il en eût été de même… »

« C’est ainsi qu’il illustrait l’effet moral de sa victoire guerrière. Et c’était bien, en réalité, une victoire immense qui l’avait conduit des combats à la paix, et introduit par la mort dans la vie intime du peuple ; mais les ténèbres qui planaient sur le pays, malgré l’éclat du soleil, conservaient pourtant leur silencieuse et impénétrable immobilité. Le son de sa jeune voix fraîche (c’est étonnant combien l’âge avait peu de prise sur lui) flottait avec légèreté, et passait sur le dôme immuable des forêts, comme le bruit des gros canons, en ce matin humide et glacial de rosée, où son seul souci sur terre était de réprimer le frisson de son corps. À peine le premier rayon de soleil touchait-il la cime immobile des arbres, qu’au milieu de lourdes détonations, le sommet de l’une des montagnes se couvrait de nuages de fumée