Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/264

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Demandez au premier venu, ici… N’est-il pas étrange », reprit-il, d’un ton doux et presque suppliant, « que tous ces hommes, tous ces êtres qui feraient tout pour moi, ne puissent jamais comprendre !… Jamais !… Si vous ne me croyiez pas, je ne pourrais jamais invoquer leur témoignage. Cela paraît dur, quelquefois ! Vous me trouvez stupide, n’est-ce pas ? Que pourrais-je demander de plus ? Demandez-leur qui est brave, loyal et juste ; à qui ils confieraient leur vie ? Ils vous répondront : – « Tuan Jim ! À Tuan Jim ! » Et pourtant, ils ne pourront jamais comprendre la vraie, vraie vérité ! »

« Voilà ce qu’il me disait, aux dernières heures de mon séjour. Je ne laissai pas échapper un murmure. Je sentais qu’il allait en dire plus long, sans approcher davantage, d’ailleurs, la source de l’affaire. Le soleil, dont les feux concentrés font de la terre un atome minuscule de poussière mouvante, venait de se coucher derrière les forêts, et la lumière diffuse d’un ciel d’opale semblait faire tomber sur un monde sans ombre et sans éclat l’illusion d’une calme et pensive grandeur. Je ne sais ce qui me faisait observer de près, tandis que j’écoutais Jim, la chute lente de l’ombre sur le fleuve et sur l’espace, le sourd et irrésistible travail de la nuit qui enveloppait silencieusement toutes les formes visibles, noyait les lignes, estompait de plus en plus les formes, comme une poussière noire et impalpable, inlassablement tombée.

– « Par Jupiter ! » reprit-il brusquement, « il y a des jours où l’on se sent trop ridicule ; seulement, je sais que je puis vous dire tout ce qu’il me plaît… Je parle d’en avoir fini avec… avec ce maudit souvenir qui me reste dans la tête… Oublier !… Je veux être pendu si je sais… Je puis y penser tranquillement… Après tout, qu’est-ce que cela prouvait… ? Rien… Seulement, vous, vous n’en jugez peut-être pas ainsi… »

« Je fis entendre un murmure de protestation.

– « Peu importe ! » reprit-il, « cela me suffit… ou presque. Je n’ai qu’à regarder le premier venu dans les yeux pour retrouver ma confiance. Ils ne comprendraient pas ce qui se passe en moi ? Et après ?… Voyons !… Je n’ai pas commis un tel crime… ! »

– « À coup sûr ! » approuvai-je.