Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/265

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

– « Mais tout de même, vous n’aimeriez pas m’avoir sur votre bateau, hein… ? »

– « Au diable ! » criai-je ; « voulez-vous vous taire ! »

– Ah ! Vous voyez ! » triompha-t-il, d’un ton placide, si l’on peut dire. « Mais essayez d’expliquer cela à quelqu’un d’ici… On vous prendra pour un imbécile, un imposteur, ou pis encore. Et c’est cette pensée qui me permet de supporter un tel souvenir. J’ai bien fait quelques petites choses pour ces gens-là, mais c’est cela qu’ils ont fait pour moi, eux… »

– « Mon cher ami », m’écriai-je, « vous resterez toujours pour eux un insoluble mystère ! » Sur quoi nous demeurâmes silencieux…

– « Un mystère », répéta-t-il, avant de lever les yeux. « Alors, laissez-moi donc toujours rester ici. »

« Une fois le soleil couché, la nuit parut tomber sur nous, apportée par des bouffées de brise légère. Au milieu d’un sentier bordé de haies se dressait la silhouette immobile et maigre du vigilant Tamb’ Itam, qui paraissait n’avoir qu’une jambe ; dans la pénombre mon œil distinguait une forme blanche, qui allait et venait sur la véranda, derrière les poteaux de soutènement du toit. Dès que Jim fut parti pour sa ronde nocturne, avec Tamb’ Itam sur les talons, je rentrai seul à la maison, et me trouvai face à face avec la jeune femme qui guettait évidemment cette occasion de me parler.

« Ce qu’elle voulait me faire dire, au juste, il m’est difficile de vous l’expliquer. Il s’agissait certainement d’une chose très simple, de la plus simple impossibilité du monde comme le serait par exemple l’exacte description d’une forme de nuage. Elle attendait une assurance, une affirmation, une promesse, une explication ; je ne sais comment dire ; la chose n’a pas de nom. Il faisait sombre sous le toit en surplomb, et je ne pouvais distinguer que les lignes souples de sa robe, l’ovale pâle de son petit visage et l’éclat blanc de ses dents ; dans les larges orbites sombres, levées sur moi, semblait flotter une lueur confuse, comme celle que l’on croit voir en plongeant les yeux vers le fond d’un puits très profond. « Qu’est-ce qui remue là ? » se demande-t-on. « Est-ce un monstre aveugle ou seulement un reflet perdu de l’univers ? » La jeune femme me parut – ne riez pas –