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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/278

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esquivais par une petite porte ouverte sur un lopin de terre récemment défriché. Non, je ne voulais pas me trouver en face d’eux pour l’instant. La tête basse, je marchais à grands pas sur un sentier frayé. Le sol s’élevait en pente douce ; les rares grands arbres avaient été abattus, le taillis coupé et l’herbe brûlée. Jim voulait essayer là une plantation de café. La montagne qui détachait en noir d’encre ses sommets jumeaux sur la lueur jaune de la lune surgissante, commençait à faire peser son ombre sur le terrain préparé pour cette expérience. Il voulait en faire tant, d’expériences ! J’avais admiré son énergie, son esprit d’entreprise, son habileté aussi. Et maintenant, rien au monde ne me paraissait moins réel que ses plans, son énergie et son enthousiasme ! En levant les yeux, je vis un morceau de la lune briller au fond de la faille, à travers les fourrés. On eût pu croire un instant que le disque plat était tombé du ciel pour rouler dans le précipice, et qu’un rebond paresseux le soulevait et le dégageait du lacis des rameaux ; le tronc tordu d’un arbre, poussé sur la pente, faisait au milieu de sa face une fente noire. Il lançait au ras du sol des rayons qui semblaient sortir d’une caverne, et dans la morne lumière, terne comme celle d’une éclipse, les souches des troncs abattus mettaient des taches très sombres ; les ombres lourdes, tombées de tous côtés à mes pieds, se confondaient avec ma propre ombre mouvante, et, en travers de mon chemin, se dressait l’ombre de la tombe solitaire, éternellement fleurie de guirlandes. Dans l’obscure clarté, les fleurs tressées prenaient des formes méconnaissables et d’indéfinissables couleurs, comme si c’eussent été des fleurs spéciales que nulle main n’eût cueillies, qui n’eussent pas poussé dans ce monde et qui fussent réservées au seul usage des morts. Leur parfum puissant qui flottait dans l’air chaud, le rendait lourd et épais, comme une fumée d’encens. Autour du tertre d’ombre, les motifs de corail blanc luisaient comme un chapelet de crânes blanchis, et tout était si paisible à l’entour, que, lorsque je m’arrêtai, tous les mouvements et les bruits du monde parurent avoir cessé à jamais.

« C’était une grande paix, comme si la terre entière n’eût été qu’une tombe, et je restai là quelque temps, la pensée arrêtée sur les vivants qui, perdus dans les lieux