Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/279

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écartés et inconnus des hommes, restent pourtant condamnés à partager leurs misères tragiques ou grotesques. Leurs plus nobles combats aussi, peut-être… qui sait ? Le cœur humain est assez vaste pour contenir le monde entier ; il est assez vaillant pour en supporter le poids ; mais où est le courage qui le rejetterait ?

« Je devais m’être abandonné à une humeur sentimentale. Je sais seulement que je restai assez longtemps près de cette tombe, pour me laisser envahir par une telle impression de solitude, que tout ce que je venais de voir et d’entendre, que la parole humaine même semblait n’avoir plus d’existence et n’éveiller qu’un dernier écho dans ma mémoire, comme si j’eusse été le dernier des humains. Étrange et mélancolique illusion, à demi consciente comme toutes nos illusions, que je soupçonne de n’être que des visions de vérités lointaines et inabordables, confusément pressenties. C’était bien là, certainement, un des coins perdus, oubliés, inconnus de la terre ; j’avais regardé sous sa surface obscure et je sentais que le lendemain, lorsque je l’aurais quitté pour toujours, il cesserait d’avoir une existence réelle et ne vivrait plus que dans ma mémoire, jusqu’au jour où je sombrerais moi-même dans l’oubli. Cette impression me poursuit maintenant encore ; peut-être est-ce elle qui m’a incité à vous conter cette histoire, à tenter de vous repasser pour ainsi dire, son existence et sa réalité, sa vérité révélée dans un moment d’illusion.

« Cornélius chassa cette illusion. Il émergea comme une vermine de l’herbe haute qui poussait dans une dépression du sol. Je crois que sa maison pourrissait quelque part par là, mais je ne l’ai jamais vue, n’ayant pas poussé assez loin dans cette direction. Il accourait vers moi sur le sentier ; ses pieds, chaussés de souliers blancs sales, luisaient sur le sol sombre ; il s’arrêta et se mit à pleurnicher avec force courbettes. Il portait un grand tuyau de poêle, et sa pauvre carcasse desséchée était noyée, perdue dans un complet de drap noir. C’était son costume de fête et de cérémonie, et je me souvins, en le voyant, que ce jour-là était le quatrième dimanche de mon séjour à Patusan. J’avais toujours eu l’impression vague que le Portugais était prêt à s’épancher en confidences, s’il pouvait jamais m’avoir tout à lui. Il rôdait autour de moi, en laissant paraître, sur sa petite