Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/336

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quelques mots avec Bijou, descendue, à cet effet, au débarcadère, et était tout de suite allé rejoindre, sur l’autre rive, les chefs et les guerriers. On l’acclamait. Une vieille souleva une hilarité générale en se précipitant comme une folle au-devant du maître, et en lui enjoignant, d’une voix grondeuse, de veiller à ce que ses deux fils, qui étaient avec Doramin, ne fussent pas mis à mal par les bandits. Plusieurs des assistants s’efforçaient de la repousser, mais elle se débattait en criant : – « Laissez-moi tranquille ; qu’est-ce que cela signifie ? Voilà des rires déplacés. Ne sont-ce pas des brigands cruels et sanguinaires, avides de carnage ? » – « Laissez-la ! » ordonna Jim ; et dans le silence brusquement établi, il poursuivit lentement : « Tout le monde sera en sécurité. » Il pénétra dans sa demeure, avant que se fussent éteints le profond soupir et les murmures véhéments de satisfaction soulevés par ces paroles.

« Il est certain qu’il était décidé à laisser à Brown le libre accès à la mer. Sa destinée, révoltée, lui forçait la main. Pour la première fois, il avait dû affirmer sa volonté, en face d’une opposition déclarée. – « Il y eut de grandes discussions, et mon maître resta d’abord silencieux », m’expliquait Tamb’ Itam. « La nuit vint, et j’allumai les chandelles sur la longue table. Les chefs étaient assis des deux côtés, et la dame restait debout, à la droite de mon maître. »

« Lorsque Jim prit la parole, l’inhabituelle difficulté parut avoir pour seul effet d’affermir plus immuablement sa décision. Les blancs attendaient sa réponse sur la colline. Leur chef lui avait parlé dans sa propre langue, et exposé bien des choses difficiles à expliquer dans un autre langage. C’étaient des égarés, dont la souffrance avait fermé les yeux à la notion du bien et du mal. Il est vrai que des vies avaient été déjà perdues, mais était-ce une raison pour en sacrifier davantage ? Jim affirma à ses auditeurs, chefs assemblés du peuple, que leur bien était son bien, leurs pertes ses pertes, leur deuil son deuil. Il regarda à la ronde les visages graves et attentifs, et les pria de se souvenir qu’ils avaient combattu et travaillé côte à côte. On connaissait son courage… Un murmure l’interrompit… Et l’on savait qu’il ne les avait jamais trompés. Ils avaient vécu bien des années ensemble. Il aimait d’un grand amour le pays et ceux qui l’habitaient. Il était prêt à répondre, sur