Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/335

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tous que tel est mon avis, mais j’ai voulu vous parler d’abord à vous, ô Doramin, et à vous seul, car vous connaissez, aussi bien que je connais les vôtres, mon cœur et son plus grand désir. Et vous savez aussi que je n’ai nulle pensée qui ne soit pour le bien de tous ! » Alors, soulevant la toile de l’entrée, Jim sortit de la maison et Tamb’ Itam aperçut, dans la pièce, Doramin immobile sur son siège, les mains aux genoux et les yeux baissés sur le sol. Après quoi il suivit son maître au fort, où l’on avait convoqué les chefs Bugis et les notables de Patusan. Tamb’ Itam souhaitait une bataille. – « Ce n’eût été que la prise d’une autre colline ! » me disait-il avec regret. Pourtant, plus d’un des habitants de la ville espérait que la vue de tant de braves, prêts au combat, inciterait à la retraite les rapaces étrangers. Leur départ serait un bonheur. Depuis que le coup de canon tiré du fort avant le jour, et le roulement du gros tambour avaient annoncé l’arrivée de Jim, la terreur suspendue sur Patusan s’était écartée, dispersée comme une vague sur un rocher, en laissant seulement une écume bouillonnante d’agitation, de curiosité et de spéculations sans fin. La moitié des habitants, expulsés de leurs demeures pour les dispositions de la défense, vivaient dans la rue sur la rive gauche du fleuve, se pressaient autour des berges et s’attendaient, d’un moment à l’autre, à voir, sur la rive menacée, leurs maisons en proie aux flammes. Le désir général était de sentir l’affaire promptement réglée. Des vivres avaient été distribués aux réfugiés, par les soins de Bijou. Nul n’avait l’idée de ce qu’allait faire le seigneur blanc. D’aucuns affirmaient la situation plus inquiétante qu’au temps du Chérif Ali ; à cette époque-là, bien des gens ne se souciaient de rien, tandis que maintenant, ils avaient tous quelque chose à perdre. On surveillait avec intérêt le va-et-vient des canots, entre les deux parties de la ville. Deux des pirogues de guerre Bugis étaient ancrées au milieu du courant pour protéger le fleuve, et un filet de fumée montait de leur avant ; les hommes cuisaient leur repas de midi, lorsque Jim traversa l’eau, après ses entretiens avec Brown et Doramin, et regagna le fort par la porte du fleuve. On se pressait si bien autour de lui, dans la cour, qu’il eut peine à se frayer un chemin jusqu’à son logis. On ne l’avait pas encore vu, car au moment de son arrivée nocturne, il n’avait fait qu’échanger