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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/343

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eût pu se croire seul, dans une barque à la dérive, avec la hantise et le soupçon à peine perceptibles de fantômes soupirants et murmurants autour de lui. – « Me flanquer par-dessus bord, ah vraiment ! » grommela Cornélius d’un ton hargneux. « Au moins, je saurais me retrouver ; j’ai vécu tant d’années ici ! » – « Pas assez pour vous diriger dans un brouillard pareil », rétorqua Brown, en se renversant en arrière et en balançant son bras au-dessus du gouvernail inutile. – « Si ! bien assez ! » grogna Cornélius. – « Très précieux ! » commenta Brown. « Faut-il conclure que vous sauriez retrouver à tâtons, comme ceci, le bras détourné dont vous m’avez parlé ? » Cornélius fit un signe affirmatif. – « Êtes-vous trop las pour ramer ? » reprit-il, après un silence. – « Non, par Dieu ! » cria brusquement le capitaine. « Allons, les avirons à l’eau, vous autres ! » On entendit dans le brouillard un grand remue-ménage qui se résolut peu à peu en un grincement régulier de rames invisibles contre d’invisibles tolets. Rien n’était changé cependant, et sans l’éclaboussement régulier des rames, on eût pu se croire, me disait Brown dans une nacelle de ballon, halée en plein brouillard. À partir de ce moment, Cornélius n’ouvrit plus la bouche que pour supplier, d’une voix gémissante, que l’on écopât sa pirogue, tirée en remorque. Peu à peu, le brouillard s’éclaircissait et se faisait plus lumineux devant la chaloupe. À sa gauche, Brown vit une ombre, que l’on eût pu prendre pour le dos de la nuit en fuite. Tout à coup, une grosse branche feuillue passa au-dessus de sa tête, cependant que des rameaux ruisselants et immobiles se relevaient légèrement, près du bord de l’embarcation. Sans un mot, Cornélius lui prit la barre des mains. »



XLIV


« Je crois qu’ils n’échangèrent plus une parole. La chaloupe était entrée dans un étroit chenal latéral, où les palettes des rames la poussaient en s’implantant dans les berges croulantes, et où pesait une ombre lugubre, comme si, au-dessus du brouillard qui remplissait ce bras de rivière depuis ses profondeurs jusqu’aux cimes