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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/68

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Regarder son visage, à ce moment, c’était regarder un ciel assombri avant un coup de tonnerre, lorsque les ombres s’y épaississent imperceptiblement, et que l’obscurité se fait de plus en plus profonde, mystérieusement, dans le calme des violences imminentes.

« Je n’ai certainement, à ma connaissance, pas ouvert la bouche à portée de vos oreilles », affirmai-je avec une sincérité parfaite. L’absurdité d’une telle discussion commençait à m’irriter un peu, moi aussi. Je me rends compte, maintenant, que de ma vie, je n’ai été aussi près d’une bataille, j’entends d’une vraie bataille, à coups de poings. Je devais avoir une vague prescience de la menace d’une telle éventualité. Non pas que Jim parût me provoquer de façon active ; au contraire, son attitude était singulièrement passive, si vous me comprenez, mais son visage se faisait de plus en plus sombre, et s’il n’était pas de taille exceptionnelle, il paraissait de force à démolir un mur. Le symptôme le plus rassurant dont je m’avisai chez lui, c’était d’une sorte d’hésitation, de réflexion lente, que je considérai comme un tribut à l’évidente sincérité de mon attitude et de mon accent. Nous restions face à face. Dans le tribunal, le procès pour violences suivait son cours ; je saisissais des mots : « Puits… buffle… bâton… dans l’excès de ma terreur… »

– « Qu’est-ce que vous aviez donc à me regarder toute la matinée ? » demanda enfin Jim, en relevant un instant les yeux, pour les reporter aussitôt sur le sol. – « Voudriez-vous que tout l’auditoire regarde à ses pieds pour ménager votre susceptibilité ? » ripostai-je un peu sèchement. Je n’allais pas me plier docilement à ses inepties. Il releva les yeux et les garda cette fois fixés droit sur moi. – « Non, je l’admets ! » prononça-t-il, avec l’air d’un homme qui suppute en lui-même le bien-fondé d’une assertion : « je l’admets, et je consens à ce qu’on me regarde ; seulement… » et ses paroles se faisaient plus pressées, « je ne permets à personne de m’insulter en dehors du tribunal. Il y avait un homme avec vous… Vous lui avez parlé… Oh ! si,… je le sais… C’est très joli… Vous lui avez parlé, mais vous vouliez que j’entendisse !… »

Je lui affirmai qu’il faisait une singulière erreur, dont je ne pouvais imaginer la genèse. – « Vous m’avez cru trop