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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/69

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lâche pour trouver à redire à vos paroles ! » fit-il avec un imperceptible accent d’amertume. J’étais assez intéressé pour noter les plus subtiles nuances de son expression, mais je n’en étais pas plus éclairé ; je ne sais pourtant ce qui, dans ses paroles ou peut-être dans son intonation, m’inclina soudain à toute l’indulgence possible en sa faveur. Je ne m’irritais plus d’une situation absurde : c’était le résultat d’une erreur de sa part ; il faisait une méprise et j’avais l’intuition que cette méprise était de nature odieuse et tout particulièrement abominable. J’avais hâte de voir cette scène se terminer de façon correcte, comme on a hâte de couper court à quelque confidence détestable et non sollicitée. Le plus drôle, c’est qu’au milieu de ces considérations d’ordre supérieur, je gardais la conscience d’une certaine terreur devant la possibilité, – pour ne pas dire la probabilité, – de la conclusion de cette scène par une rixe absurde que je ne pourrais pas expliquer et qui me rendrait ridicule. Je n’aspirais nullement à la célébrité de l’homme qui s’était fait pocher un œil ou administrer quelque horion de ce genre par le second du Patna. Lui ne se souciait guère, évidemment, de ce qu’il pourrait faire, et se trouverait, en tout cas, pleinement justifié à ses propres yeux. Point n’était besoin d’être sorcier pour deviner, sous son extérieur placide et même apathique, une colère furieuse contre quelque chose. J’avoue que j’étais extrêmement désireux de l’apaiser à tout prix, mais encore m’eût-il fallu savoir que faire. Et je n’en avais pas la moindre notion, comme vous pouvez l’imaginer. Nous nous regardions en silence. Il resta quelques secondes immobile, puis fit un pas vers moi ; je me préparais à parer un coup, sans pourtant bouger un muscle, me semble-t-il. – « Si vous étiez grand comme deux hommes et fort comme six, » fit-il très doucement, « je vous dirais ce que je pense de vous, espèce de… » – « Arrêtez ! » m’écriai-je. Il eut une seconde d’hésitation. – « Avant de me dire ce que vous pensez de moi », repris-je vivement, « voulez-vous bien m’expliquer ce que j’ai dit ou fait moi-même ? » Pendant le silence qui suivit ces paroles, il me regarda avec indignation, tandis que je faisais de surhumains efforts de mémoire, malgré l’agacement que me causait la voix orientale, qui s’élevait dans le tribunal avec une volubilité passionnée contre une accusation de