Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/75

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

qui paraissait avoir une prédilection pour son grand marin de fils ».

« Je ne saurais vous dire si Jim avait conscience de cette prédilection, mais le ton sur lequel il parlait de « mon père », était fait pour me donner l’impression que le bon vieux doyen de campagne était bien l’homme le plus remarquable qui eût été, depuis l’origine du monde, tourmenté par les soucis d’une nombreuse famille. Jim n’exprimait pas cette conviction en propres termes, mais toutes ses paroles trahissaient le désir que l’on ne s’y trompât point ; c’était puéril et charmant, et cette évocation ajoutait aux autres éléments de l’histoire une poignante impression d’existences très lointaines. – « Il a dû tout lire maintenant dans les journaux », disait Jim. « Je ne pourrai jamais me retrouver en face du pauvre vieux ! » Je n’osai pas lever les yeux avant de l’avoir entendu ajouter : « Je ne pourrais pas m’expliquer ; il ne comprendrait pas ! » Alors, je le regardai ; il fumait d’un air rêveur, mais il s’arracha bientôt à ses réflexions pour se remettre à parler. Il me fit part de sa crainte d’être confondu avec les complices de… disons de son crime. Il ne faisait pas partie de leur bande ; il était d’une espèce toute différente. Je ne faisais aucun signe de désapprobation ; je n’avais nulle intention, au nom de la sèche vérité, de lui refuser la moindre parcelle de grâce rédemptrice qui pût être invoquée en sa faveur. Je ne savais pas jusqu’à quel point il ajoutait foi à ses propres paroles, ni même à quoi il prétendait, s’il prétendait à quelque chose… et je soupçonne qu’il n’en savait rien lui-même ; je crois que nul homme ne prend pleine conscience des ruses ingénieuses auxquelles il a recours pour échapper à l’ombre hideuse de la connaissance de sa propre personne. Je ne soufflais pas mot, en l’entendant demander « ce qu’il pourrait bien faire quand cette stupide enquête serait terminée ».

« Il partageait apparemment l’opinion méprisante de Brierly pour cette procédure légale. Il ne saurait de quel côté se tourner, avouait-il, en pensant manifestement à voix haute plutôt qu’il ne me parlait. Son brevet retiré, sa carrière brisée, sans argent pour s’éloigner, il ne trouverait nul ouvrage, où qu’il voulût s’adresser. En Angleterre, il pourrait peut-être dénicher un emploi, mais il lui faudrait, pour cela, avoir recours aux siens, et il ne voulait pas songer